« Ascension Danger ! »
OU
Il était tard ce soir là, lorsque nous décidâmes le jour et l’heure de l’expédition.
Tout avait commencé par une « stupide » mais irrépressible envie de m’aérer; Oui simplement prendre un bon bol d’air, oublier l’atmosphère chagrine de ma vie routinière. Quinze jours au milieu de « presque rien » pour cadres qui ont « presque tout », et surtout des envies comme ça de larguer un bout, de courir se faire une toilette du corps et de l’âme.
Aucun des membres de notre équipe improvisée n’avait tenté un tel exploit auparavant ; les questions se bousculaient, elles portaient sur le matériel, les vêtements, les moyens de communication , les réserves de nourriture, tout ce qu’il fallait emporter pour quelques trois jours « d’aventure ».
Nous étions 7 ; moi, la quarantaine dépassée mais discrète, peu ambitieux, pas téméraire; une vie ordonnée et sage, rien, mais alors rien, ne me prédisposait à une telle expédition ou peut-être si, une chose quand même ; le sentiment diffus, arrivé à la croisée de la vie de n’avoir pas réussi quelque chose de grand, de précieux, de n’avoir pas laisser une trace, un souvenir, presque une référence, ou juste un rappel, une vague astérisque, comme un discret renvoi dans la marge du grand livre de la vie .
L’enthousiasme des préparatifs céda bientôt la place à l’appréhension
Isola était pourtant loin du toit du monde, culminant à moins de 4000 mètres, et d’ailleurs, nous n’avions pas envisagé d’aller au delà du troisième refuge situé à peu près à 2800 mètres ; non, notre appréhension n’était pas liée à ce « pseudo » exploit sportif, mais davantage au fait que nous allions devoir dépendre les uns des autres durant quelques jours, ouvrir nos « coquilles », avec la double obligation de sincérité et d’écoute. C’était assez stressant, surtout pour moi !
La petite troupe que nous formions s’élança, en file indienne derrière le dénommé Daniel, chef improvisé pour la circonstance, sans doute le « poivré sel » appuyé de ses cheveux lui conféra cette sagesse dont on affuble, avec raison souvent, les « plus anciens »…
Nous prîmes un chemin étroit et escarpé qui sinuait très loin là haut. Les premiers mètres n’étaient guère pentus et notre « ascension » s’apparenta, au début, davantage à une promenade digestive.
Quelques trois heures plus tard, sans qu’aucune péripétie vienne rompre l’affligeante monotonie de notre randonnée, nous atteignîmes le niveau 1 de l’expédition ; premier refuge, première véritable épreuve…
(assis sur ma couchette), je restais plongé dans mes réflexions; je tentais de définir la motivation profonde qui m’avait mené là, alors que je restais seul, comme isolé au milieu des autres ; sans doute la peur, ou alors le défi ; envie de me prouver que j’étais capable « d’être avec les autres » ; envie que l’on me force à partager, à accepter de recevoir…Que sais-je ?
(En tout cas) la règle du silence s’imposait à moi naturellement ; je désirai ce silence-là ! cette plongée en moi-même, cet inventaire de mes contradictions, de mes doutes, ces questionnements incessants; j’ai toujours privilégié l’isolement car c’est l’occasion d’un dialogue avec moi ; ce silence-là est plutôt bruyant, car il faut apprendre à ne pas être complaisant avec soi même ; l’excuse ou le pardon trop vite accordé, tue l’ambition, la noble ambition , celle qui consiste à faire quelque chose d’enviable de sa vie au milieu les autres.
Nous partageâmes ce soir là une maigre et glaciale pitance ; et pourtant chacun sait l’importance que revêtent les travaux de mastication ; quand l’Esprit tend le témoin au corps, quand il se vide (l’esprit) au même rythme que les verres et les assiettes, quand les couverts s’entrechoquent joyeusement conférant à ces pratiques frustres, à ces agapes brumeuses, une importance quasi existentielle ! Eh bien ce soir là : non ! rien de tout cela , au menu boites de conserves, pain « longue conservation » ; à peine si nous osions un petit verre d’alcool, car le rituel manquait, l’objet manquait, tout était encore si fade !
La nuit fut courte .
Nous reprîmes très tôt le lendemain matin notre ascension, toujours maladroits, toujours ignorants, poursuivant notre chemin de quête, obstinément, mécaniquement nous élevant ainsi, pas à pas vers notre seconde étape…
La vue du second refuge qui se découpait sur la crête toute proche provoqua un réel soulagement, et soudain rassérénés, quelques d’entre nous, s’élancèrent vers l’entrée salvatrice. Il était tard et faisait froid et faim ; nous entreprîmes l’inventaire de nos provisions. Le repas vite expédié, je demandais la parole, l’obtînt, et déclinais mon identité, à la cantonade ; la voix était mal assurée, un peu chevrotante, le texte court, la sonorité moyenne, mais il me sembla que j’avais brisé la glace …
Pourquoi cette soudaine envie de rompre mon silence ? étais je rassuré ? et de quoi ?…Las de penser tout seul, sans doute avais je simplement eu envie, à ce stade, à ce degré de l’escalade, de partager (enfin) quelque chose ; de me persuader que mes « compagnons », malgré le ton « amène » qu’affichaient certains, comme moi-même doutaient ; nous nous cherchions, chacun à notre manière, assemblant maladroitement les pièces d’un puzzle immense dont nous ne percevions pas encore la portée, ni ne distinguions l’image finale; moi j’avais depuis longtemps choisi le mutisme, et cette soudaine confession publique ne me ressemblait pas ; sans doute le grand air, l’effort accompli (si minuscule soit il) et le besoin de « savoir » si j’étais « acceptable »(alors que je savais déjà !) avaient été autant de stimulants.
L’étonnement passé tous se mirent en devoir de se présenter à leur tour, souvent avec davantage d’humour, écorchant au passage des lieux de naissance et autres diplômes…
Sans nous en rendre compte, nous avions fait un autre pas, plus assuré, plus audacieux ; exploratoire ; nous avancions ainsi, avec d’infinies précautions, sur le chemin de la connaissance, garante de concorde entre les hommes par l’instauration d’un dialogue, et le bon usage de la parole ! ; un dialogue tolérant ; un dialogue où les convictions de chacun restaient entières, et chevillées au cœur, elle ne mutaient qu’en apparence, pour faire la moitié du chemin, pour dire à l’autre, cet autre soi-même, qu’il détenait lui aussi une parcelle de la vérité universelle ; ainsi bientôt conscients de la fragilité de notre savoir, de notre ignorance, nous tissions tranquillement un lien mince, mais déjà solide, garant de notre liberté intérieure.
Il faisait encore nuit le lendemain matin lorsque nous reprîmes notre marche ; les corps étaient ankylosés, les muscles douloureux, mais étrangement je me sentais bien, comme délivré d’un poids, j’avais communiqué, nous avions ri et bu ensemble, tous les 7 ; le refuge fut à cet égard juste et parfait pour que s’accomplisse cette véritable communion.
J’avançais d’un pas presque joyeux, gravissant les quelques centaines de mètres qui nous séparaient encore du troisième niveau ; c’était tout à la fois à notre portée, ridiculement proche à « vol d’oiseau », et en même temps terriblement éloigné à cause des tours et détours que nous étions contraints d’accomplir avant d’atteindre notre but. Mais étais ce cela mon but ? N’avais je pas trouver davantage que cette salutaire remise en forme du corps ? Je voulus à cet instant me laisser distancer par la troupe pour réfléchir, rendre crédible, et même indispensable, jusqu’à cette randonnée ; je m’assis au bord du sentier et m’accordais 10 minutes de repos.
Le temps ne suspend pas son vol, ni les heures propices leurs cours ; je le déplore vraiment ! Mais c’est ainsi. Il faut du temps pour que la maturité fasse son œuvre; l’amour est le maître mot. Il détermine et enracine nos choix ; il nous rend, au fil du temps, forts et conquérants, pour de nobles desseins et de justes causes ; en tout cas je crois qu’il doit en être ainsi ; je pense que tout passe par notre générosité, la justesse, et la maîtrise de nos sentiments ; c’est un lent processus en perpétuel accomplissement, visant la perfection ; c’est ça « de la bonne gouvernance » pour que s’accomplissent nos destins, et que finalement (et symboliquement) nous devenions « Maîtres » de nos vies.
Ainsi philosophais je, alors que mes « compagnons » s’éloignaient de moi attirés par l’éclat de l’ultime but de notre randonnée. Ils ne s’étaient pas encore aperçus de ma disparition. Nos rapports n’avaient pas atteint ce degré de maturité où il advient que quand un membre ne répond pas à l’appel, les autres ressentent le vide, le manque, et se mettent aussitôt à sa recherche, comme si la stabilité du groupe tout entier en dépendait (atteindrions nous jamais ce degré là ?). Je n’étais pas là point !
J’avais cependant acquis la conviction qu’une timide, mais authentique, solidarité s’était instaurée entre nous.
Les dix minutes passèrent comme une seule ; je me remis en route, et tandis que mes yeux contemplaient, éblouis, le couchant sur notre versant, je suivais heureux et tranquille la course de mes compagnons, là-haut, vers l’éclatant chalet ; le troisième refuge, but ultime de notre « ballade » se détachait enfin, majestueux, unique, immense ; je sentis un profond soulagement et l’irrépressible envie de les rejoindre, de participer à cette fête, à cette communion.
Je m’élançais vers eux;
J’étais à peine conscient des beautés qui entouraient la découverte de ce lieux ; à bout de souffle et d’espoir, je m’imaginais touchant au cœur de la raison inavouée de cette ascension, à savoir la mise en œuvre et en forme de ma vie sociale, alors que s’engageait une quête toute spirituelle, éternelle, qui me laisserait, plus tard, beaucoup plus tard, frustré mais heureux ; Je vivrai en effet plusieurs centaines de fois encore ces instants lumineux, cette « résurrection » toujours recommencée, toujours inachevée, relayée par les maillons d’une chaîne immense ; elle garantirait la tangibilité de ma quête, celle d’un universel bonheur ; elle me dévoilerait les secrets que l’on disait perdus, elle les réinventerait, et les justifierait ; le doute subsisterait bien sûr, mais avec lui l’homme se rapprocherait de son parachèvement …Mais c’est une autre histoire, au mieux une conséquence …
La cérémonie se poursuivit très tard dans la nuit à la lumière des étoiles qui étincelaient très haut dans le ciel.
Nos agapes ne furent à aucun moment insolentes quoique nous épuisâmes ce soir là nos dernières réserves d’alcool.
La matinée était très avancée le lendemain matin, le soleil était haut et chaud ; le ciel azuré étalait sa palette de bleu ; je souriais béatement ; Daniel battit le rappel, et nous entreprîmes la descente vers Saint Sauveur.
Je me demandais si demain, hors de ce contexte, je serais prêt à poursuivre cette quête, si j’oserais livrer ces batailles de la vie qui nous laissent presque toujours insatisfaits, frustrés, car l’œuvre reste toujours inachevée ; nous sommes les bâtisseurs autant que les gardiens du Temple qui s’édifie péniblement ; souvent recommencés, nos laborieux efforts ne sont vraiment récompensés qu’à la faveur de nos miroirs, pour autant qu’ils nous renvoient le reflet quelque fois acceptable de notre âme .
J’ai dit !
Philippe Jouvert.
Avec l’aimable autorisation de Philippe Jouvert.