Rémy Le Tallec contributeur trop rare du Blog, mais il a temps de chantiers ! Il vient à propos selon l’expression consacrée remettre l’église, le temple, ou la raison au milieu du village. Nous rappeler bien loin de nos arrogances, nos vanités, nos ambitions, de cette hubris ancestrale. Qu’après tout, c’est en toute simplicité, à l’écoute de l’autre, et en regardant son visage que le monde peut bouger, devenir plus supportable, plus joyeux. Qu’un cri de douleur peut être suivi d’un cri d’espèrance pourvu que l’on prenne attention à l’humain, qui définitivement n’est pas un chiffre, une machine quelconque, une statistique. Bonne lecture…
Jean-François Guerry.
Un frère-ami vient de me rappeler le livre de Vassili Grossman, "Vie et destin" et j'ai vite retrouvé dans ma vieille édition de poche de 1980 (Presses pocket n° 2272 ) ces pages jaunies et bien cornées ..., et quelques paragraphes que je ne résiste pas au bonheur de partager, et que j'intitule "la petite bonté"..
"La petite bonté " (extrait de "Vie et destin" de Vassili Grossman, Ed L'Age d'homme/ Julliard, 1980) - Une nouvelle édition vient de paraître en 2023
"Le bien n'est pas dans la nature, il n'est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrine sociales, l'éthique des philosophes ... Mais de simples gens portent en leur coeur l'amour pour tout ce qui est vivant, ils aiment naturellement la vie, ils protègent la vie; après une journée de travail, ils se réjouissent de la chaleur du foyer et ils ne vont pas sur les places allumer des brasiers et des incendies.
C'est ainsi qu'existe, [à côté du grand Bien] la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C'est la bonté d'une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C'est la bonté de ces gardiens de prison qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressés aux femmes et aux mères.
Cette bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social.
Mais si nous y réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. elle s'étend sur tout ce qui vit, même sur la branche cassée que le passant, s'arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour s'elle puisse cicatriser et revivre.
En ces temps terribles où la démence règne au nom de de la gloire des états, des nations et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s'agiter comme des branches d'arbre, rouler comme des pierres qui, s'entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté n'a pas disparu... Face à cette bonté insensée, le mal pâlit en comparaison de la lumière qu'irradient les hommes qui en sont doués.
Elle est cette bonté folle, ce qu'il y a d'humain en l'homme, elle est ce qui définit l'homme, elle est le point le plus haut qu'ait atteint l'esprit humain. La vie n'est pas le mal...
Cette bonté n'a pas de discours et n'a pas de sens. Elle est instinctive et aveugle...Elle est forte tant qu'elle est muette et inconsciente, tant qu'elle vit dans l'obscurité du coeur humain, tant qu'elle n'est pas l'instrument et la marchandise des prédicateurs, tant que la pépite d'or ne sert pas à battre la monnaie de la sainteté. Elle est simple comme la vie..."
...
Vie et destin" est un monument de la littérature russe, "un des grands livres du XXème siècle", selon un des grands, sinon le grand, connaisseur de la littérature russe, Georges Nivat.
Vassili Grossman, (1905-1964), écrivain et journaliste soviétique, un temps dans la stricte orthodoxie idéologique, a été correspondant de guerre durant la seconde guerre mondiale, où il a pu observer le comportement des hommes et des femmes lors du siège de Stalingrad, et suivre les armées soviétiques jusque Berlin. Autour des tribulations forcées d'une famille, une foule de personnages permet de toucher du coeur la servitude totale voulue par Staline, la peur, la faim et la misère, les ghettos juifs, les campagnes antisémites, les "purges" euphémisant les "exécutions" aveugles, les camps d'extermination nazis et les camps du goulag soviétique. Son regard en a été bouleversé jusqu'à la rupture avcc l'idéologie officielle... et ce chef d'oeuvre de la littérature. Malgré le chaos de cette époque, plus que l'impavide cruauté des bourreaux, Grossman s'ingénie à offrir à son lecteur la petite parcelle d'humanité de ces regards et de ces visages empreints de la petite bonté qu'il y a découverte.
De ses maîtres "à résister aux humiliations", Tolstoï ("Guerre et paix") et Tchékov, son écriture évoque respectivement le souffle épique, la chaleur humaine dans l'enfer blanc, "l'amalgame des âmes nobles avec le peuple souffrant, le rejet des objets et de l'égoïsme", . Et Tchekov, le sceptique, qui croit quand même aux petis pas de l'humain, aux minuscules bulles de générosité, "l'homéopathie du bien telle qu'on la voit à l'oeuvre dans l'immense procession des petitesses humaines". Comme plus tard, "l'Archipel du Goulag" de Soljénistsyne, qui garde indéfectiblement au milieu du chaos, sa foi en une ligne invisible qui, toujours, partage l'humain en deux, entre le bien et le mal.
Je ne sais pas pourquoi, cette "petite bonté " me fait irrésitiblement penser aujourd'hui à cette phrase de Nabokov que j'ai notée dans un carnet : "notre existence n'est rien d'autre qu'une mince fente de lumière entre deux éternités d'obscurité"...
Rémy Le Tallec
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Le Mercredi 17 Avril 2024
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