DÉCOUPAGE HUMOUR OU PAS PAR YANN

Des lapins dans le chapeau.

Que la France soit une démocratie est une idée courante qu'il ne viendrait à personne de contester. Être en démocratie suppose que les Français soient consultés sur la politique qu'ils entendent suivre. Le sont-ils ?

En Inde, ce sont les vaches qui sont sacrées. En France, ce sont les électeurs. Alors des élections, vous comprenez que cela se prépare. Je n'en veux pour preuve que le savant découpage de ma circonscription. On n'envoie pas les électeurs voter n'importe où n'importe comment. Ni voter pour n'importe qui. L'art intervient là. Le flair. La truffe, on l'a politique ou on ne l'a pas.

Si l'intérêt de la France n'est pas qu'elle vire au rouge, l'art est qu'elle demeure noire. Si je veux que la France soit noire, il suffit donc d'y tracer plus de circonscriptions noires que de rouges. C'est pas sorcier. Prenez une région, par exemple, où les Noirs et les Rouges s'équilibrent. Si vous voulez en faire sortir un député qui soit noir, vous vous arrangez pour englober dans votre circonscription un peu plus de patelins noirs que de patelins rouges. Répéter l'opération autant de fois qu'il convient, vous aurez la France qu'il vous faut : une France noire. Vous me direz que, si je mets tous les patelins noirs dans mes circonscriptions et si j'en retire les patelins rouges, je me retrouverai à un moment avec tous mes patelins rouges sur les bras ; et il faudra bien qu'avec ces patelins rouges je fasse une circonscription rouge. Bien sûr. Je ne pourrai pas empêcher quelques circonscriptions d'être rouges. Il est même bon que quelques-unes le soient. Cela fait moins arrangé, moins trafiqué. En démocratie, il faut toujours respecter l'électeur sinon il va s'abstenir d'aller aux urnes. Il faut éviter de donner à penser que les élections sont préfabriquées. Il faut tenir compte des sautes d'humeur des électeurs. Il y a des saisons, les électeurs sont mal lunés.

Donc ce que je fais, d'abord, c'est que, dans la plupart de mes circonscriptions, les voix rouges comptent pour du beurre, qu'elles se neutralisent, qu'elles ne servent à rien. C'est là qu'il faut bigrement savoir peser. Il faut du métier, de la routine. Là, les partis sont bien utiles. Dans mes circonscriptions, il ne suffit pas que les Noirs gagnent. Il faut qu'ils gagnent de justesse, d'une courte tête. Comme cela, non seulement le Noir gagne mais toutes les voix qui s'étaient portées sur le Rouge sont vaines. Je les neutralise. Dans chaque circonscription j'éponge comme cela le maximum de rouge. Et de deux.

Il y a des régions, c'est tout rouge, vous me direz. Là je m'incline. Je ne peux pas faire que le rouge devienne noir. Je ne suis pas un thaumaturge. Il y a des cas, je ne peux pas empêcher les Rouges de gagner. Mais là encore, je circonscris les dégâts. Je sais y faire. Quand on travaille pour la France, on trouve toujours un moyen. Là où il n'y a presque pas de Noirs, je ne peux pas faire qu'ils gagnent. Mais ce que je peux, c'est faire de toute cette région une grosse circonscription unique. Je la gonfle au maximum. J'en fais une énorme circonscription. Les rouges gagneront mais ils n'auront qu'un député. Le rouge aura beau gagner; cela ne fera qu'un siège. Le grand art, c'est d'avoir employé le plus de Rouges possible à ne conquérir qu'un siège. Comme cela j'éponge du Rouge encore. Et de trois.

Ce n'est pas tout. Mon ballon rouge, je prends soin d'en pousser la limite –question de tracé– jusqu'au point où les Noirs reprennent du poil de la bête. Alors, c'est bien simple. Dès que les Noirs récupèrent, j'en fais une bonne petite circonscription noire. Ma petite circonscription noire aura un député, elle aussi. Elle vaudra autant que ma grosse circonscription rouge. Mes Noirs enlèvent un siège avec deux ou trois ou six fois moins de voix que les Rouges. Des trucs, il y en a à l'infini. Quand on tient à servir la France, on a l'esprit inventif. Evidemment il y aura toujours des gens pour dénigrer. Ils déclareront injuste que, dans une circonscription, il faille trois ou six fois plus de voix que dans une autre pour faire un député. Ils diront qu'il n'y a pas de raison pour que des électeurs vaillent trois ou six fois moins que d'autres. Il y a des gens, quoi que vous fassiez, ils ne seront jamais contents. Il y aura toujours des gens pour ne pas comprendre quel est l'intérêt de la France. Ils ne se demandent pas s'il serait juste que les Noirs soient submergés par les Rouges. Il leur est égal que la France soit rouge ou noire pourvu que la Justice ne soit pas lésée. Il y a des gens comme cela pour mettre la justice au-dessus de la France. Ces gens-là, on n'y peut rien. La politique leur échappera toujours. Quoi qu'on fasse, il y aura toujours des injustices. Il n'y a que les gens qui ne font rien qui sont justes. Les circonscriptions, il faut bien qu'on leur donne une forme. Alors, ce tracé-là ou un autre. Il vaut mieux que les injustices servent à quelque chose. Une injustice est justifiée dès qu'elle sert. Bien sûr, on peut faire la moue; mais si on ne pratiquait que la justice, on ne gouvernerait jamais un pays.

Et puis, il y a quand même le suffrage universel. Du moment qu'un parti obtient une voix de plus qu'un autre, et même s'il y a beaucoup d'abstentions, il a raison. Et le pouvoir est confié, sans partage véritable, à une municipalité, à un parti, à un président. C'est chouette, non ? D'ailleurs, il paraît qu'on n'a pas trouvé mieux.

La consultation est un exutoire. Elle draine le mauvais sang et les humeurs. Élections dépuratives. Si la démocratie n'existait pas, la dernière ruse des politiciens serait certainement de l'inventer.

En rédigeant ce Blog, j'ai cherché à me débarrasser de toute cette exigence intellectuelle qu'on a réclamé de moi pendant mes longues années d'études ; j'ai voulu abolir mon discernement qui pourrait me conduire à faire émerger une vérité dérangeante. Je veux vivre dans l'erreur en stupéfiant les modérés, en désespérant les sages, en sidérant les intellectuels, en annihilant les prétentions des gens instruits, prudents et expérimentés. En un mot, j'ai une question opérationnelle au seuil de mon existence sociale : si je veux être nul et réussir, quelle voie choisir ?    

Suis-je au courant que je suis crétin, aveugle et content ? Oui, bien sûr. Sinon, où serait le plaisir ?

YANN

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