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la Franc Maçonnerie au Coeur

la Franc Maçonnerie au Coeur

Un blog d'information, de conversations sur le thème de la Franc Maçonnerie, des textes en rapport avec la Franc Maçonnerie, comptes rendus et conseils de lectures.

Publié le par J Q
NOUVELLE CONTRIBUTION SUR L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE
Un lecteur du blog J.Q, a souhaité apporter une nouvelle contribution à l'article sur l'abolition de l'esclavage. Preuve que ce sujet est encore bien présent dans notre société...
Il s'agit en quelque sorte d'une revue de presse sur ce sujet.
île de Gorée au Sénégal

île de Gorée au Sénégal

La traite négrière, passé occulté par les entreprises françaises

Axa, Banque de France, Marie Brizard… A un degré moindre que leurs homologues britanniques, des entreprises françaises ont elles aussi bénéficié plus ou moins directement du commerce des esclaves.

Par Julien Bouissou

 

Bien avant son apparition dans les rayons de supermarchés, la célèbre anisette Marie Brizard, née à Bordeaux au milieu du XVIIIe siècle, remplissait les cales des navires négriers. Elle s’échangeait sur les côtes africaines contre des esclaves, transportés ensuite de l’autre côté de l’Atlantique pour travailler de force dans des plantations de canne à sucre. La liqueur figurait sur la liste des « marchandises de traite » chargées dans les ports français. La traite négrière n’a pas laissé en héritage que des statues ou des plaques de rue. Elle a donné naissance à des fortunes discrètes, dont la trace a été perdue au gré des fusions, acquisitions et changements de nom.

Pour la première fois, la Royal Bank of Scotland, la Lloyds Bank, la Bank of England (BoE) ou encore le brasseur Greene King ont reconnu en juin, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, qu’une partie de leurs fondateurs ou ex-administrateurs avaient bénéficié de la traite des Noirs. Les entreprises de l’Hexagone sont bien plus silencieuses. Aucune n’a reconnu sa responsabilité ou présenté des excuses, alors que 4 000 expéditions négrières ont quitté la France, entre le milieu des XVIIet XIXe siècles. « Les expéditions négrières quittant le seul port de Liverpool ont été beaucoup plus nombreuses que dans tous les ports français réunis pendant deux siècles », précise toutefois l’historien Eric Saugera.

 

Ouvrons les archives et intéressons-nous par exemple à Jacob du Pan, ancien colon de Saint-Domingue, qui arrive dans l’Hexagone peu après que l’île a déclaré son indépendance sous le nom d’Haïti, en 1804. Grâce à une fortune tirée des plantations de canne à sucre peuplées d’esclaves, il cofonde en 1816 la Compagnie dʼassurances mutuelles contre lʼincendie de Paris, qui se fondra plus tard dans les Assurances du groupe de Paris, rachetées par Axa en 1989.

Un passé ignoré

« La mutuelle en question n’a pas eu d’activité liée à l’esclavage », se défend aujourd’hui l’assureur français, tout en reconnaissant les faits. Il ajoute : « Nous ne pouvons, hélas, pas changer ce qui s’est passé ailleurs et avant nous. » Plus surprenant : Axa dit ignorer le nom des fondateurs d’une petite entreprise créée en 1816 à Rouen et qu’il considère comme son « ancêtre », à l’époque où la ville était très active dans « l’économie esclavagiste ». L’entreprise vient pourtant de célébrer le bicentenaire de la naissance de la Compagnie d’assurances mutuelles contre l’incendie dans les départements de la Seine-Inférieure de l’Eure, et elle y a même consacré un ouvrage à cette occasion.

 

Le passé d’autres entreprises est plus transparent mais ignoré. Le Monde a ainsi retrouvé dans le registre du tribunal de commerce le nom d’une célèbre maison de négociants encore en activité, et autrefois impliquée dans la traite négrière. Certes, l’activité de la Société française pour le commerce avec l’Outre-mer (SFCO) s’est dématérialisée depuis sa création, en 1685 : le commerce colonial a été remplacé par la gestion d’investissements financiers « ayant un fort impact social et environnemental ». Dans une interview accordée aux Hénokiens, une association internationale d’entreprises familiales et bicentenaires, Diego Gradis, qui se présente comme le « 13e chef de la maison Gradis », attribue la « bonne santé » de l’entreprise à « l’attachement à des valeurs transmises de génération en génération ».

Selon Frédéric Régent, historien à l’université Paris-I, « les expéditions négrières représentaient environ 5 % de celles de la maison Gradis à la fin du XVIIIe siècle». A cette époque, la traite est un commerce occasionnel, voire opportuniste. « Plus de la moitié des armateurs négriers bordelais ne font d’ailleurs qu’une seule expédition, attirés par des rendements qui sont potentiellement parmi les plus élevés, mais aussi les plus risqués », explique Eric Saugera. Les navires peuvent disparaître en cas de révolte des esclaves, ou même être capturés par des pirates. En moyenne, 13 captifs sur 100 meurent pendant la traversée atlantique. Certains se suicident en se jetant à la mer, meurent de maladie ou sont tués pour prévenir toute révolte. Une fois arrivés à destination, leur espérance de vie ne dépasse pas dix ans.

 

Hôtel particulier de négrier à Bordeaux

Hôtel particulier de négrier à Bordeaux

Draperies et eau-de-vie

Vers la fin du XVIIIe siècle, cette traite négrière représente, selon Frédéric Régent, au moins 4 % à 5 % de l’économie française et offre de nombreux débouchés aux marchands. Car les capitaines de navires négriers doivent acheter fusils, verreries, barres de fer et de cuivre, draperies ou encore eau-de-vie, pour les échanger ensuite contre des esclaves en Afrique.

A Cognac, de nombreuses barriques d’eau-de-vie sont ainsi envoyées dans les ports de Rochefort ou de Bordeaux pour être embarquées dans des navires. C’est à cette époque, en 1765, que Richard Hennessy fonde la maison du même nom, tombée depuis dans l’escarcelle du groupe de luxe LVMH. Le producteur de cognac dit « n’avoir trouvé aucun document d’archive » attestant une quelconque implication dans ce commerce triangulaire, même si sa directrice de la communication, Cécile François, reconnaît que « le système de traçabilité des barriques négociées à l’époque ne permet pas toujours d’identifier les destinataires finaux ». La plupart des exportations de Hennessy, à l’époque, partent vers l’Europe du Nord. Or, comme le remarque l’historien Jean-Christophe Temdaoui, « l’eau-de-vie de Cognac était bien souvent achetée en Angleterre ou en Europe du Nord par des négociants, avant d’être réexpédié en Afrique par des commerçants négriers ».

« Il y a en France un déni largement assumé au sein de l’establishment économique sur ces questions historiques » Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

La traite négrière enrichit des négociants qui réinvestissent leur fortune dans la création de la Banque de France, à l’époque une banque privée adossée à l’Etat. L’institution préfère cependant minimiser ces liens : « Une minorité des 18 régents et censeurs qui fondèrent la Banque de France semble avoir directement bénéficié de l’esclavage », assure l’établissement.

L’esclavage a rapporté de l’argent, même au moment de son abolition. En 1825, l’Etat français impose à Haïti, qui vient d’arracher son indépendance, une dette considérable en guise de compensation pour les propriétaires français ayant perdu leur propriété esclavagiste. Puis ce même Etat verse une compensation aux propriétaires de La Réunion, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, du Sénégal et de quelques territoires de Madagascar lors de l’abolition de l’esclavage, en 1848. Cette année-là, la France compte 248 560 esclaves dans ses colonies. Les compensations coûteront à l’Etat français 7,1 % de ses dépenses publiques en 1849 et donneront naissance à de nouvelles aventures entrepreneuriales.

« Contrairement à ce que l’on observe à l’étranger – à la fois dans les grandes entreprises et les universités – il y a en France un déni largement assumé au sein de l’establishment économique sur ces questions historiques », déplore Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Il a fallu la création de la base de données « Legacies of British Slave-Ownership » publiant la quasi-totalité des informations sur les expéditions négrières, par des chercheurs de la University College London (UCL), pour que les entreprises anglo-saxonnes reconnaissent leurs liens avec la traite transatlantique.

 

A l’initiative d’universitaires français, le projet Repairs, qui rassemble les noms des bénéficiaires et les montants des compensations versées aux propriétaires d’esclaves, doit être dévoilé cet automne. « En France, peu d’historiens économiques se sont intéressés à l’esclavage », reconnaît l’historienne Myriam Cottias. L’effort de recherche est loin d’être encouragé par les institutions moralement liées à la traite négrière. Aucune des bourses de recherche distribuées chaque année par la Banque de France ne s’est intéressée à cette question. La Caisse des dépôts et consignations, qui a été chargée du versement des compensations aux propriétaires d’esclaves, reste discrète mais a ouvert ses archives. Ces deux institutions ont cependant accepté de financer la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, mais à distance, via leurs filiales des territoires ultramarins. Comme si la mémoire de l’esclavage ne se cantonnait qu’à ces endroits éloignés de la métropole.

« Indemnisation incalculable »

La reconnaissance des liens avec l’esclavagisme pose l’épineuse question de la réparation. En 2013, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a assigné en justice la Caisse des dépôts (CDC), lui réclamant des réparations au titre de sa participation à l’esclavage, considérée comme un crime contre l’humanité depuis la loi Taubira de 2001.

« Nous ne disons pas que les entreprises d’aujourd’hui sont responsables, nous disons que certaines ont bénéficié de l’esclavage, c’est-à-dire qu’elles ont hérité de biens mal acquis qui devraient être restitués », explique l’ancien président du CRAN, Louis-Georges Tin. En mai 2015, François Hollande a fermé la porte aux demandes de réparations financières. « L’indemnisation est incalculable en raison du temps, peut-on lire dans le Rapport de préfiguration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, publié en 2017, le préjudice lié aux faits d’esclavage ne s’avère pas compensable. C’est un préjudice de l’histoire qui ne peut être soldé que par l’histoire, par l’action politique. »

 

« La première réparation, c’est la réparation de la connaissance, souligne l’historien Pape Ndiaye. Espérons que les entreprises iront plus loin en créant des bourses d’études, ou en finançant des programmes antiracistes. » Le passé de l’esclavage n’est pas si lointain. D’abord parce que « ce système a produit des imaginaires et des théories racistes qui persistent aujourd’hui », selon les mots de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Ensuite parce que le commerce d’êtres humains existe toujours. « Je ne crois pas qu’une entreprise ignorant la traite négrière puisse être vigilante sur les conditions de travail forcé chez ses fournisseurs, dans ses chaînes d’approvisionnement », estime l’économiste franco-béninois Lionel Zinsou. L’étude du passé permet de mieux éclairer le présent, notamment la manière dont la traite négrière a participé à l’essor de sociétés par actions, des assurances, ou encore du crédit. Pour Lionel Zinsou, « ne pas s’intéresser à cette histoire, c’est ignorer que l’esclavage a été central dans la construction du capitalisme français ».

 

Julien Bouissou

Entreprise lainé à Bordeaux

Entreprise lainé à Bordeaux

Les entreprises françaises doivent affronter leur passé négrier

ÉDITORIAL

Le Monde

Editorial. Plusieurs sociétés tardent à se pencher sur leur passé esclavagiste. A l’heure où elles acceptent leur responsabilité sociale et environnementale, pourquoi n’assumeraient-elles pas leur responsabilité historique ?

Editorial du « Monde ». Des monuments honorant des figures de la traite négrière et de l’esclavage ont été pris pour cible, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter et du meurtre de George Floyd, le 25 mai à Minneapolis (Minnesota). De fait, leur présence dans nos villes, sans la moindre explication, pose problème à une époque où descendants d’esclaves et héritiers de ceux qui se sont enrichis en en faisant commerce vivent ensemble et ont besoin d’une histoire partagée.

La France, comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Portugal, comptent parmi les principaux Etats européens à avoir pratiqué le commerce triangulaire. Le fait que d’impressionnantes fortunes aient été constituées sur cette ignominie qui consistait à vendre des êtres humains est amplement documenté. Des livres, des musées, notamment à Bordeaux, Nantes ou La Rochelle, contribuent à faire connaître au public cette part sombre de l’histoire de France.

 

Un large volet de cette réalité reste pourtant occulté : le passé négrier de certaines entreprises. Qui sait que l’assureur Axa compte, parmi ses lointains ancêtres, une compagnie créée en 1816 grâce à une fortune tirée de plantations de canne à sucre peuplées d’esclaves ? Que des barriques de cognac Hennessy auraient pu être échangées contre des esclaves africains ? En enquêtant, Le Monde a débusqué plusieurs exemples de sociétés autrefois impliquées, plus ou moins directement, dans la traite négrière ou dont la prospérité repose sur la perception des indemnisations financières versées par l’Etat français aux propriétaires d’esclaves après l’abolition.

 

Au Royaume-Uni, ces faits sont largement connus. Des universitaires londoniens ont constitué, depuis 2009, une banque de données répertoriant les bénéficiaires des indemnisations et leurs ancêtres. Le quotidien The Guardian s’est engagé à explorer les activités de son fondateur, John Edward Taylor, prospère négociant en coton à Manchester. Les banques Barclays et HSBC, ou la compagnie d’assurances Lloyd’s, ont reconnu récemment qu’une partie de leurs fondateurs ou ex-administrateurs avaient bénéficié de la traite des Noirs. Elles ont présenté des excuses au public et se sont engagées à promouvoir la diversité.

 

Par contraste, le silence ou le déni prévalent en France. Les entreprises concernées allèguent une évidence : leurs activités actuelles n’ont rien à voir avec ce passé révolu. Elles craignent la publicité négative que provoquerait, croient-elles, toute association de leur nom à une histoire tragique. Certaines hésitent même à contribuer à la nouvelle Fondation pour la mémoire de l’esclavage pour la même raison.

Cette occultation ne saurait perdurer. Pourquoi les entreprises qui acceptent désormais leur responsabilité sociale et environnementale n’assumeraient-elles pas leur responsabilité historique ? Des chercheurs préparent une base de données sur les propriétaires d’esclaves. Mais aucune des bourses d’études accordées par la Banque de France ou la Caisse des dépôts, dont l’histoire croise pourtant celle de l’esclavage, n’est consacrée à la traite négrière. Liées à l’Etat, ces institutions devraient donner l’exemple.

Incalculable en raison du temps, l’indemnisation individuelle des descendants d’esclaves doit être remplacée par une réparation de la connaissance, qui suppose elle aussi des budgets. En la matière, la transparence et l’information du public, l’encouragement à la recherche, à la diffusion des savoirs et à l’éducation antiraciste, constituent des exigences dans une société riche de sa diversité. Mais aucun vivre-ensemble ne peut se construire sur l’oubli des tragédies du passé.

Manifestation contre le racisme à Tapeï Taïwan

Manifestation contre le racisme à Tapeï Taïwan

Thomas Piketty : face à notre passé colonial et esclavagiste, « affronter le racisme, réparer l’histoire »

Après la vague de mobilisation contre les discriminations, il faut changer le système économique, avec pour fondement la réduction des inégalités, plaide l’économiste dans sa chronique.

 

Chronique. La vague de mobilisation contre le racisme et les discriminations pose une question cruciale : celle des réparations face à un passé colonial et esclavagiste qui décidément ne passe pas. Quelle que soit sa complexité, la question ne peut être éludée éternellement, ni aux Etats-Unis ni en Europe.

A la fin de la guerre civile, en 1865, le républicain Lincoln promit aux esclaves émancipés qu’ils obtiendraient après la victoire « une mule et 40 acres de terre » (environ 16 hectares). L’idée était à la fois de les dédommager pour les décennies de mauvais traitement et de travail non rémunéré et de leur permettre de se tourner vers l’avenir en tant que travailleurs libres. S’il avait été adopté, ce programme aurait représenté une redistribution agraire de grande ampleur, aux dépens notamment des grands propriétaires esclavagistes.

 

Mais sitôt les combats terminés la promesse fut oubliée : aucun texte de compensation ne fut jamais adopté, et les 40 acres et la mule devinrent le symbole de la tromperie et de l’hypocrisie des Nordistes – à tel point que le réalisateur Spike Lee en fit ironiquement le nom de sa société de production. Les démocrates reprirent le contrôle du Sud et y imposèrent la ségrégation raciale et les discriminations pendant un siècle de plus, jusqu’aux années 1960. Là encore, aucune compensation ne fut appliquée.

 

Etrangement, d’autres épisodes historiques ont pourtant donné lieu à un traitement différent. En 1988, le Congrès adopta une loi accordant 20 000 dollars aux Japonais-Américains internés pendant la seconde guerre mondiale. L’indemnisation s’appliqua aux personnes encore en vie en 1988 (soit environ 80 000 personnes sur 120 000 Japonais-Américains internés de 1942 à 1946), pour un coût de 1,6 milliard de dollars. Une indemnisation du même type versée aux Afro-Américains victimes de la ségrégation aurait une valeur symbolique forte.

La porte du non retour à Ouidah Bénin

La porte du non retour à Ouidah Bénin

Le boulet d’Haïti

Au Royaume-Uni comme en France, l’abolition de l’esclavage s’est à chaque fois accompagnée d’une indemnisation des propriétaires par le Trésor public. Pour les intellectuels « libéraux » comme Tocqueville ou Schoelcher, c’était une évidence : si l’on privait ces propriétaires de leur propriété (qui, après tout, avait été acquise dans un cadre légal) sans une juste compensation, alors où s’arrêterait-on dans cette dangereuse escalade ? Quant aux anciens esclaves, il leur fallait apprendre la liberté en travaillant durement. Ils n’eurent droit qu’à l’obligation de devoir fournir un contrat de travail de long terme avec un propriétaire, faute de quoi ils étaient arrêtés pour vagabondage. D’autres formes de travail forcé s’appliquèrent dans les colonies françaises jusqu’en 1950.

 

Lors de l’abolition britannique, en 1833, l’équivalent de 5 % du revenu national britannique (120 milliards d’euros d’aujourd’hui) fut ainsi versé à 4 000 propriétaires, avec des indemnités moyennes de 30 millions d’euros, qui sont à l’origine de nombreuses fortunes toujours visibles aujourd’hui. Une compensation aux propriétaires s’appliqua aussi en 1848 à La Réunion, à la Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane. En 2001, lors des débats autour de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, Christiane Taubira tenta sans succès de convaincre ses collègues députés de créer une commission chargée de réfléchir à des compensations pour les descendants d’esclaves, notamment en matière d’accès à la terre et à la propriété, toujours très concentrée parmi les descendants des planteurs.

 

L’injustice la plus extrême est sans doute le cas de Saint-Domingue, qui était le joyau des îles esclavagistes françaises au XVIIIe siècle, avant de se révolter en 1791 et de proclamer son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti. En 1825, l’Etat français imposa au pays une dette considérable (300 % du PIB haïtien de l’époque) afin de compenser les propriétaires français de leur perte de propriété esclavagiste. Menacée d’invasion, l’île n’eut d’autre choix que d’obtempérer et de rembourser cette dette, que le pays traîna comme un boulet jusqu’en 1950, après moult refinancements et intérêts versés aux banquiers français et américains.

Héritage minimal

Haïti demande maintenant à la France le remboursement de ce tribut inique (30 milliards d’euros d’aujourd’hui, sans compter les intérêts), et il est difficile de ne pas lui donner raison. En refusant toute discussion au sujet d’une dette que les Haïtiens ont dû payer à la France pour avoir voulu cesser d’être esclaves, alors que les paiements effectués de 1825 à 1950 sont bien documentés et ne sont contestés par personne, et que l’on pratique encore aujourd’hui des compensations pour des spoliations qui ont eu lieu pendant les deux guerres mondiales, on court inévitablement le risque de créer un immense sentiment d’injustice.

 

Il en va de même pour la question des noms de rue et des statuescomme celle du marchand d’esclaves qui vient d’être déboulonnée à Bristol. Certes, il ne sera pas toujours facile de fixer la frontière entre les bonnes et les mauvaises statues. Mais de la même façon que pour la redistribution des propriétés, nous n’avons d’autre choix que de faire confiance à la délibération démocratique pour tenter de fixer des règles et des critères justes. Refuser la discussion revient à perpétuer l’injustice.

 

Au-delà de ce débat difficile, mais nécessaire, sur les réparations, il faut aussi et surtout se tourner vers l’avenir. Pour réparer la société des dégâts du racisme et du colonialisme, il faut changer le système économique, avec pour fondement la réduction des inégalités et un accès égalitaire de toutes et de tous à l’éducation, à l’emploi et à la propriété (y compris avec un héritage minimal), indépendamment des origines, pour les Noirs comme pour les Blancs. La mobilisation qui rassemble aujourd’hui des citoyens de toutes les provenances peut y contribuer.

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A Bordeaux, une sculpture pour rappeler le passé négrier de la ville

A l’occasion de la journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, lundi, la mairie a dévoilé six plaques explicatives qui seront installées dans les rues.

Le Monde avec AFP

Bordeaux dans les méandres de son passé négrier

De part et d’autre de l’Atlantique, la question de la mémoire du commerce triangulaire est toujours vive et encombrante. A Bordeaux, qui a bâti sa richesse sur le négoce avec les Antilles, cette histoire a encore bien du mal à s’afficher dans l’espace public.

Hugues Martin bout rien que d’y penser. « J’en ai plus que des boutons. » Onze ans que ça gratte. À l’époque du « scandale », survenu le 10 mai 2006, première Journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage, il est maire de Bordeaux par intérim – condamné dans l’affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris, Alain Juppé a posé ses casseroles au Québec. À ce titre, c’est à lui, l’ex-premier adjoint, qu’incombe la tâche d’organiser les célébrations.

Hugues Martin a rendez-vous avec l’Histoire. Ce n’est pas tous les jours, alors autant faire les choses bien. Il commande une plaque dont le texte indique sobrement que « la Ville de Bordeaux honore la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques au mépris de toute humanité ».

« Un confetti »

La cérémonie est prévue en bord de Garonne, sur le quai des Chartrons. « Le jour de l’inauguration, j’arrive sur les lieux, et qu’est-ce que je vois ? Un confetti. » La plaque est beaucoup plus petite que prévu. La faute à ses collaborateurs, croit-il, qui auraient réduit les dimensions à dessein. Avec son nom gravé en grand pour l’éternité, Martin aurait fait de l’ombre à Juppé. À moins que la cause n’ait pas été jugée assez noble ? « Quoi qu’il en soit, j’aurais dû suivre le dossier de plus près, regrette l’ancien maire. Cette plaque est une injure à tout le travail mémoriel que nous avons accompli. »

Aujourd’hui, elle est toujours là, fixée au muret derrière le jardin d’enfants, si près du sol qu’il faut se pencher pour la lire, symbole discret de la difficulté qu’a Bordeaux à assumer son passé négrier.

Avec plus de 1 700 expéditions, Nantes est au XVIIIe siècle le champion français du commerce triangulaire, qui consiste à acheter des esclaves sur les côtes africaines pour les échanger contre du sucre, du café, du cacao ou du coton dans les colonies antillaises, avant de rapatrier la marchandise en Europe. Un trafic de biens et d’êtres humains non seulement légal, mais encouragé par le roi. Bordeaux aussi pratique la traite, mais à une échelle plus réduite (environ 500 expéditions, soit près de 150 000 personnes déportées sur un total de 1,4 million au départ de la France).

Des rues maudites

Tirant parti de la richesse de son arrière-pays, la capitale girondine s’est spécialisée dans le commerce en droiture : les négociants transportent aux Antilles des produits de la région (textiles, vins, farines, biens manufacturés), qu’ils troquent contre des denrées produites par les esclaves des plantations. La cargaison est ensuite rapportée à Bordeaux, puis redistribuée dans toute l’Europe.

« Débaptiser n’est pas envisageable. De toute façon, cela ne changerait pas l’Histoire. Mieux vaut garder les traces de ce passé et faire de la pédagogie autour, en proposant des éclairages historiques. » Marik Fetouh, adjoint chargé de l’égalité et de la citoyenneté à la mairie de Bordeaux

De cette histoire mal connue, il y a peu de traces dans la ville. Une plaque commémorative honteuse, donc, quelques têtes d’Africains sculptées dans la pierre place de la Bourse ou sur les quais, un buste du père de l’indépendance haïtienne (et esclave affranchi) Toussaint Louverture dans un square excentré, rive droite… et des rues maudites dont on ne finit plus de parler.

Au total, elles sont une vingtaine à cristalliser les frustrations. Parmi elles, la rue David-Gradis, qui rend hommage à l’un des armateurs négriers les plus entreprenants de la ville ; la rue Colbert, du nom du ministre de Louis XIV à l’origine du Code noir. En 2009, déjà, le militant franco-sénégalais Karfa Diallo, figure locale du combat pour la mémoire de l’esclavage, lançait une campagne nationale visant à « débaptiser les rues » de Bordeaux, Nantes, La Rochelle et Le Havre « portant des noms de négriers ».

En sommeil, la polémique s’est réveillée cet été, quand des manifestants antiracistes de Charlottesville, aux Etats-Unis, se sont fait agresser par des suprémacistes blancs opposés au déboulonnage de la statue du général confédéré Robert E. Lee. Sautant sur l’occasion, le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a rapatrié le débat dans l’Hexagone, invitant « les commentateurs français » qui « dénoncent le racisme américain » à regarder « la poutre dans l’œil de la France ».

 

« Peu d’historiens ont travaillé sur le sujet »

Depuis, les historiens « prodébaptisation » n’en finissent pas de croiser le fer médiatique avec les « antis » ; un bar lyonnais sottement nommé « Première Plantation » a été accusé d’exalter l’esclavage ; le Conseil de Paris a demandé le retrait, dans le 5arrondissement, de l’enseigne « Au Nègre joyeux » qui ornait la devanture d’une ancienne chocolaterie datant du XVIIIe siècle. Peut mieux faire, considère le CRAN : « Que dire de toutes ces rues portant des noms comme Balguerie et Gradis à Bordeaux, Grou et Leroy à Nantes, Masurier et Lecouvreur au Havre ? »

La mairie de Bordeaux a tranché. « Débaptiser n’est pas envisageable. De toute façon, cela ne changerait pas l’Histoire, estime Marik Fetouh, adjoint chargé de l’égalité et de la citoyenneté. Mieux vaut garder les traces de ce passé et faire de la pédagogie autour, en proposant des éclairages historiques. » Il est question d’écriteaux explicatifs joints à la signalétique existante, de panneaux inspirés des bornes marron disséminées dans Paris ou de codes QR à scanner.

Mais, peu importe le support, le problème, c’est surtout qu’on ne sait pas quoi expliquer. L’élu ne cache pas son embarras : « Nous collaborons avec les archives départementales et municipales pour déterminer pourquoi ces personnalités étaient célébrées. Pour l’instant, nous n’avons pas de certitude, car peu d’historiens ont travaillé sur le sujet. »

Lorsque, en 1995, Eric Saugera publie Bordeaux, port négrier (Ed. Karthala), c’est la première fois qu’un universitaire consacre une enquête entière à la traite girondine. « Les documents étaient là, mais ils n’avaient pas été mis en lumière par les chercheurs, se souvient Agnès Vatican, directrice des archives départementales de la Gironde. On parlait de “commerce avec les Antilles”, de “commerce colonial”. Les mots-clés “esclaves” et “traite” étaient absents des inventaires. »

Bordeaux a regardé ailleurs jusqu’à ce que Saugera – un Nantais ! – vienne « remuer la soupe », sourit son confrère Hubert Bonin, auteur des Tabous de Bordeaux (Ed. Le Festin, 2010). « Solide, son livre a fait l’effet d’une bombe. » Deux cents exemplaires vendus en deux jours, l’ouverture du JT régional : le redresseur de torts armoricain est rapidement devenu le menhir dans la chaussure des historiens locaux, dont certains, invités aux mêmes colloques, refusaient de partager le micro avec lui.

Une névrose

Par sa faute, leur immobilisme éclatait au grand jour, et ça la fichait mal, d’autant que, trois ans auparavant, Nantes organisait une exposition remarquable, « Les Anneaux de la mémoire », passant du statut de ville bouc émissaire, derrière laquelle il était commode de se cacher, à celui d’exemple.

« Il y a une névrose à avoir des ancêtres négriers, constate le chercheur en sociologie politique Renaud Hourcade, auteur des Ports négriers face à leur histoire (Ed. Dalloz, 2014). Nantes a compris que, pour se projeter dans la modernité, il fallait la soigner. L’initiative n’est pas venue des militants, mais des élus socialistes, dont le lien avec les fortunes locales est plus distendu qu’à Bordeaux, dont la municipalité, de droite, a toujours avancé sur le sujet à reculons. »

Mairie, université : même « négligence » alimentée par le même « risque notabiliaire », analyse Hubert Bonin. « Un certain nombre de chercheurs, dont je fais partie, aiment côtoyer les personnalités locales, confesse-t-il. Grâce à ces relations, on récupère des archives, on obtient des subventions. Ici, la proximité est plus grande qu’à Paris, où les universitaires ne rencontrent pas un Bernard Arnault comme ça. Et puis il y a une solidarité indicible, une sorte de trame bourgeoise qui empêche les chercheurs de remettre en cause le travail des collègues. »

Image Séverin Millet

Image Séverin Millet

Aucune enquête d’envergure n’a été menée depuis le livre de Saugera. L’université Montaigne ne compte pas de chaire d’histoire maritime. « Il y avait une excellente chercheuse, mais on a préféré confier le poste de professeur à un spécialiste du chou-fleur dans l’Agenais, grince Bonin. L’université manque de grande figure, et de courage. Sans le concours des chercheurs, le tabou s’effrite lentement. »

« Cette période, c’est bon, on a compris »

Ce vendredi de septembre, une vingtaine de parapluies s’agglutinent place de la Bourse autour de la silhouette frêle et grisonnante de la conférencière. Classée sur le site Internet de l’office de tourisme parmi les propositions « insolites », la visite est censée faire découvrir « Bordeaux, port négrier au XVIIIe siècle ». Après avoir évacué le sujet en posant comme préambule que « toute la richesse engrangée à l’époque vient du commerce colonial », et donc de l’exploitation des esclaves, la guide révèle le véritable objet de la promenade : « Moi, c’est plus l’histoire et l’architecture. Je vais vous montrer les maisons des gens qui ont fait fortune dans ce commerce. »

« Les gens veulent voir la ville-musée, avec ses façades XVIIIe. Le discours derrière, c’est important, mais ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. Ce qui m’intéresse, c’est que les gens soient contents. » Philippe Prévot, responsable du patrimoine à l’Office de tourisme

Pendant près de deux heures, on s’étonne qu’un balcon Louis XV ait été monté sur une façade Louis XVI (à moins que ce ne soit l’inverse). Quel dommage, aussi, que la porte de l’hôtel particulier Boyer-Fonfrède soit fermée, on aurait pu apercevoir l’escalier hélicoïdal, une merveille.

Une jeune femme prend des notes, sans trop savoir pourquoi : « Les maisons des commerçants, c’était pas le sujet, si ? » Un couple de sexagénaires bien coiffés se réjouit d’avoir rejoint cette visite. « On voulait en faire une autre sur le patrimoine, explique la dame, mais c’était complet. » Plus loin, devant le Grand Théâtre, « le premier au monde à compter douze colonnes », le monsieur interpelle la guide : « Où se faisait le rattrapage de pente ? »

Pardon, mais, de l’esclavage, on en parle ? Oui, mais pas trop, répond en substance Philippe Prévot, responsable du patrimoine à l’Office de tourisme, pour qui « cette période, c’est bon, on a compris ». Programmée en septembre et en octobre, la visite sera supprimée en novembre pour laisser la place à des thèmes plus saisonniers, du type « Anges et crèches à Bordeaux »On la reprendra dans un an ou deux. « Les gens veulent voir la ville-musée, avec ses façades XVIIIecroit savoir M. Prévot. Le discours derrière, c’est important, mais ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. Ce qui m’intéresse, c’est que les gens soient contents. »

« Noyer le poisson »

Directeur du Musée d’Aquitaine de 2005 à 2017, François Hubert trouve ce discours « sidérant ». « Pourquoi faudrait-il entretenir la légende dorée de la ville ? » Au confort des mythes fondateurs, il préfère la complexité des faits, qu’il s’est employé à montrer dans plusieurs salles du musée régional. Cet espace d’exposition, inauguré en 2009 et baptisé « Bordeaux au XVIIIe siècle, le commerce atlantique et l’esclavage », constitue le seul effort important consenti par la Ville pour rendre compte de cette période.

« C’est une avancée énorme », estime Éric Saugera, qui reproche tout de même à la muséographie de « noyer le poisson » : les maquettes de navires et les planches botaniques de cacaoyers cognent en effet avec les entraves en fer.

Acte de vente des esclaves

Acte de vente des esclaves

« Ces salles ont le mérite d’exister, concède Karfa Diallo, qui milite pour la création d’un lieu dédié. Il n’empêche, on a enfermé la mémoire de l’humanité dans un musée d’histoire régionale. » Il a le ton posé et apaisant de l’hypnothérapeute, ce qui est surprenant de la part d’un homme qui, depuis la création de sa première association, en 1998, s’évertue à ranimer la ville.

Lui-même n’est pas descendant d’esclaves. Coiffé de son éternel panama, « en signe de fidélité au mouvement des droits civiques », il a fait campagne pour les municipales de 2001 avec sa liste « Couleurs bordelaises », qui avait obtenu 4 % des suffrages, organisé des pétitions, des manifestations, ainsi que des contre-commémorations face aux cérémonies officielles, jugées trop « minimalistes ».

 

Une politique mémorielle jugée « dispersée » ou « insuffisante »

Au sein de la communauté noire de Bordeaux, il est le seul à porter un discours revendicatif audible. L’an dernier, il a accepté de faire partie de la commission de la mairie pour améliorer la visibilité de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public. Une enquête en ligne a été diligentée. Publiés en mai, les résultats ont révélé que la majorité des 1 100 répondants considèrent la politique mémorielle de la ville « dispersée » ou « insuffisante ».

« Bordeaux doit sa richesse au commerce des denrées produites par des esclaves, plus qu’à la traite elle-même. » Eric Saugera, historien

Outre une signalétique explicative dans la rue, l’adjoint au maire Marik Fetouh promet « un mémorial qui, compte tenu des dépenses publiques, ne sera pas pharaonique ». Comprendre : moins spectaculaire que celui de Nantes, inauguré en 2012 moyennant 6,9 millions d’euros.

Pour affiner le projet, la commission a auditionné une trentaine de citoyens, dont Axelle Balguerie, une quadragénaire qui porte presque le même nom qu’une célèbre avenue bordelaise, le cours Balguerie-Stuttenberg. Négociant et armateur, Pierre Balguerie-Stuttenberg (1778-1825) a fait fortune dans le commerce et la spéculation sur les denrées coloniales. Bordeaux lui doit notamment le pont de pierre (le premier pont qui a permis de traverser la Garonne à pied), qu’il a en partie financé.

En 2014, Axelle Balguerie se présente comme tête de liste (divers droite) aux municipales de Tresses, à 15 kilomètres à l’est de Bordeaux. Quatre jours avant le scrutin, le candidat de la majorité sortante (divers gauche) organise une conférence sur le thème de la traite négrière. « Certains élus sont allés voir des gens en leur disant que les Balguerie y avaient participé », s’indigne-t-elle, encore secouée. À l’époque, elle ne sait pas quoi penser, le sujet n’ayant jamais été abordé dans sa famille. Mais une chose est sûre, « on n’a pas le droit de stigmatiser un nom comme ça ». Sa liste perd de 83 voix.

C’est Bordeaux qu’il faut débaptiser »

Quelques semaines plus tard, elle reçoit un recommandé du CRAN, qui exige réparation pour les crimes prétendument commis par sa famille. « Les descendants de négriers ne sont pas coupables, mais ils sont bénéficiaires, ils en ont profité », soutient la représentante locale de l’association, Marthe Mbella. Problème : non seulement Axelle Balguerie, désormais incollable sur sa généalogie, ne descend pas de Pierre Balguerie-Stuttenberg, mais, insiste Éric Saugera, ce dernier n’a « pas mené une seule expédition négrière ».

Il soupire – comme tous les chercheurs à l’évocation du CRAN et de ses arrangements avec l’Histoire. « Bordeaux doit sa richesse au commerce des denrées produites par des esclaves, plus qu’à la traite elle-même, rappelle-t-il. S’il fallait demander des réparations, ce serait aux descendants des cafetiers, des aubergistes, des raffineurs, des cloutiers, des industriels… À tout le monde, en fait, car toute la ville a profité de ce commerce. On veut supprimer les noms qui gênent ? Alors c’est Bordeaux qu’il faut débaptiser. »

Nantes, La Rochelle et Le Havre, aussi. Sans oublier Saint-Malo, Dunkerque, Honfleur, Lorient, Vannes, Rochefort, Bayonne, Marseille. Liverpool, Londres, Amsterdam, Lisbonne, Barcelone… Certains ports européens l’assument. D’autres, comme Bordeaux, font encore des manières. Mais tous ont été, qu’ils le reconnaissent ou non, négriers.

Chloé Aeberhardt

 « La mémoire de l’esclavage ne devrait pas tomber dans le champ des provocations »

Dans sa chronique, Benoît Hopquin, directeur adjoint de la rédaction du « Monde », revient sur la demande que soient débaptisés les collèges et lycées portant Colbert à leur porche.

 

Chronique. Faut-il déboulonner Colbert ? Mettre à bas, voire plus bas que terre, le ministre de Louis XIV ? Détruire ses effigies surannées, avec froufrou de dentelle et perruque poudrée ? Biffer son nom de nos frontons, places et venelles, le chasser de l’espace public et de nos mémoires de pierre ?

C’est ce que laisse entendre une tribune publiée le 19 septembre dans Le Monde. Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), demande que soient débaptisés les collèges et lycées portant Colbert à leur porche. Après avoir précédemment réclamé dans Libération que soient retirées ses statues. Plusieurs personnalités qui ne traînent pas forcément des réputations d’enragés, de Torquemada, cosignent cet ordre de démolition.

 

D’où vient ce désir de descendre de son piédestal un personnage qui traîne plutôt une honnête réputation dans nos livres d’histoire ? Quel crime a donc commis Colbert ? Etre à l’origine du Code noir qui, en 1685, au prétexte de réglementer l’esclavage, légitimait cette ignominie. Et ce fut bien là un crime, et pire, un crime contre l’humanité, du moins tel que le qualifie notre temps, que d’avoir accepté de s’atteler à cette avanie sur ordre de Louis XIV. Ce texte, ces articles ignobles, ravalaient, avec force de loi, l’homme noir des colonies à un « bien meuble ». Il autorisait les pires sévices et humiliations.

Tout est juste et pourtant tout porte à faux

D’aucuns voudraient voir dans ce texte une œuvre charitable, le souhait de limiter les excès de la traite. Il se serait agi de « responsabiliser » négriers et planteurs, en leur imposant en retour quelques règles et obligations. Colbert et son fils, qui mit la dernière main au texte après la mort du ministre en 1683, auraient ainsi fait preuve d’humanité, du moins selon les canons de leur époque.

Argument spécieux, sophisme : l’esclavage était interdit pour tout être humain sur le sol du Royaume depuis un édit signé en 1315 par Louis X le Hutin… Dire si l’infamie était caractérisée et condamnée de longue date. Vouloir l’adapter, quatre Louis plus tard, n’était pas faire preuve de libéralisme mais graver dans les tables cette abjection réservée aux colonies.

Alors pourquoi ce malaise, cette tristesse même, à la lecture de la tribune, ce sentiment que tout est juste et que pourtant tout porte à faux. D’abord parce qu’un sujet aussi grave que la mémoire de l’esclavage ne devrait pas tomber dans le champ des provocations. L’Eminence Colbert comparée au Maréchal Pétain, nous y voilà ! A quoi sert cet effet de miroir, cette concurrence des douleurs ? C’est là une fâcheuse manie de notre temps que de vouloir réécrire l’histoire, a fortiori cette histoire, à l’encre polémique.

Dans Libération, Louis-Georges Tin écrit : « Vos héros sont nos bourreaux. » Vous et nous. L’histoire en noir et blanc, en noir ou blanc, conflictuelle et forcément antagoniste. A lire ces points de vue, il ne s’agit donc pas de simplement revisiter certaines biographies, d’y intégrer ce que des personnages célèbres ont fait ou dit sur l’esclavage et la colonisation. Ce réexamen est nécessaire, impérieux dans notre France, qui accueille tant de vécus et de passés différents. Cette réévaluation s’impose, à la manière de ce qui a été fait pour Napoléon : on avait trop facilement oublié que celui-là avait en 1802 rétabli dans les îles l’esclavage aboli une première fois sous la Révolution.

Non, à lire les pétitionnaires, pour Colbert, pas d’inventaire, pas de quartier ! A la casse, au rebut ! Et avec lui, on voit bien que s’ouvre la chasse aux idoles. Aujourd’hui arasons Colbert, demain jetons Voltaire au ruisseau, avec ses écrits sur les races. Brûlons aussi Victor Hugo, qui défendait ainsi la colonisation : « C’est la civilisation qui marche sur la barbarie, c’est un peuple éclairé qui a trouvé un peuple dans la nuit. » Du Sarko puissance 10 !

Déboulonnons, déboulonnons donc ! Renversons, éradiquons sans faiblir ! Dézinguons, puisque c’est la facilité de l’époque !

Virons des écoles Jules Ferry qui osait prétendre : « Il y a un droit des races supérieures vis-à-vis des races inférieures. » Bannissons Jean Jaurès qui soutint la colonisation, avant de la critiquer avec une égale verve. Et plus encore Léon Blum qui affirmait en 1925 : « Nous admettons le droit et le devoir des races supérieures à attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture. » Etc, etc. Ebranlons ces monuments, abattons ces chênes. Pire, exigeons que Jean-Luc Mélenchon et tout autre orateur les retirent de leur discours.

buste de Toussaint l'Ouverture à Bordeaux

buste de Toussaint l'Ouverture à Bordeaux

Nourrir nos panthéons universels

Déboulonnons, déboulonnons donc ! Renversons, éradiquons sans faiblir ! Dézinguons, puisque c’est la facilité de l’époque ! Et pourtant, ne faudrait-il pas mieux ériger plutôt que démolir ? Pas mieux tenter de rabouter deux histoires, de les métisser comme se métissent joliment les peaux, d’en faire « un rendez-vous du donner et du recevoir », selon la formule de Senghor. Et ils en ont à donner à notre histoire, à notre geste nationale, les Noirs de France ! Ils sont légion, ces femmes et ces hommes qu’il faudrait sortir des oubliettes où les a plongés la discrimination. Ces héros pourraient utilement nourrir nos panthéons universels, tout autant que leurs alter ego américains.

Alors que les derniers compagnons de la Libération disparaissent, honorons Félix Eboué, le premier à être promu dans cet ordre par Charles de Gaulle, dès janvier 1941, quand presque toute la France était encore couchée. Il mérite des statues ailleurs qu’à Cayenne, des plaques ailleurs que dans la préfecture de Fort-de-France. Rendons-lui déjà la station de métro Daumesnil, qui porta en majesté son nom après la guerre puis fut rapetissé à chaque rénovation.

Payons hommage, comme le suggère la tribune, à Louis Delgrès, ce grand révolutionnaire mort pour la liberté. Réintégrons de plein droit dans notre patrimoine commun l’intellectuelle Paulette Nardal, le résistant Addi Ba, magnifié dans un récent film, les tirailleurs morts pendant les deux guerres et tant, tant d’autres. L’auteur de ces lignes en a fait tout un livre, de ces figures oubliées. Dressons-leur de grandes et belles sculptures, accrochons leurs noms aux grilles des écoles. Et laissons les statues de Colbert là où elles sont, au jugement des temps et des pigeons.

Benoît Hopquin

Mémorial à Pointe à Pitre

Mémorial à Pointe à Pitre

Mémoire de la traite négrière : regards sur deux situations au Bénin et en France

La transformation d’anciens sites négriers en lieux emblématiques d’une mémoire pose la question de la réappropriation du passé de l’esclavage.

 

Depuis la fin des années 1980, plusieurs mémoires du passé de l’esclavage transatlantique s’expriment avec force dans l’espace public par des actions et des propos officiels (création de journées du souvenir) normatifs (lois mémorielles) ou militants. Ainsi, on a vu apparaître certaines initiatives visant à débaptiser des rues portant le nom de négriers célèbres, notamment à Bordeaux et à Nantes.

Certains projets, y compris dans la recherche académique, interrogent également la question de la réparation. De concert avec ces productions, il est possible d’observer, à une échelle globalisée, la tenue de cérémonies ainsi que la transformation monumentale d’anciens sites, ports et comptoirs négriers européens, africains et américains en lieux emblématiques d’une mémoire édifiée considérée comme étant vertueuse par rapport aux diverses formes d’oubli, présentées a contrario comme coupables ou fautives, d’une époque tragique.

Une telle logique se nourrit également de revendications identitaires sur la condition présente – qui serait pour certains à réparer – de ceux qui se réclament être les descendants des populations victimes de la traite négrière.

Inverser le cours du temps

Passer de l’amnésie à une souvenance juste et nécessaire permettrait alors d’inverser le cours du temps et de ses stigmates ; ainsi, de la durée éprouvée à rebours du temps révolu de l’esclavage émergeraient divers devoirs civils, moraux et religieux de mémoire.

De nos jours, sur plusieurs sites africains – anciens ports, comptoirs, itinéraires, lieux de culte, de refuge ou centres de pouvoir – ayant été marqués par la période du commerce négrier, une mémoire désormais patrimoniale du passé de l’esclavage doit souvent combler la rareté ou l’absence de ses traces matérielles à cause notamment de la déperdition des vestiges et des archives pouvant documenter de nos jours les diverses époques et modalités de ce commerce sur le continent.

Dans ces contextes, des récits fondateurs – par exemple celui très discuté inhérent à l’île de Gorée au Sénégal comme lieu proéminent du commerce esclavagiste – jouent une fonction cruciale de catalyseurs de la quête émotionnelle d’un drame historique à actualiser.

La notion de vaudou peut indiquer des entités sacrées aux pouvoirs surnaturels et les cultes propres à leur vénération.

Simultanément émanations abstraites de présences métaphysiques et supports concrets (autels, objets, formules incantatoires, substances rituelles, etc.) d’une force qui est à maîtriser de la part des humains, les cultes vaudou ont également intégré les effets produits à la fois par la diffusion des religions du Livre et par les phénomènes de la traite négrière, de la colonisation, des phénomènes migratoires.

Au cours du mois de février 1993, le Bénin, pays africain parmi les plus affectés par l’histoire de la traite négrière transatlantique a été le foyer du festival des arts et de la culture vaudou, Ouidah 92 : retrouvailles Amériques-Afrique.

Le festival, qui a eu lieu dans l’ancien comptoir négrier de Ouidah à une quarantaine de kilomètres de la capitale économique du pays Cotonou, a coïncidé au Bénin avec la reconnaissance – dirigée par les plus hautes instances gouvernementales – des pratiques populaires vaudou. Ces pratiques sont désormais mises en valeur en tant qu’expressions cultuelles d’une mémoire religieuse ayant traversé, à l’époque de la traite négrière, l’océan.

A l’occasion de Ouidah 92, pendant les dix jours du festival, la sortie publique des « divinités » traditionnelles de la ville s’est faite en concomitance avec la rencontre entre les délégations des cultes vaudou venant du Brésil, de Haïti, de Tobago.

Au cours du même mois de février 1993, la venue du pape Jean‑Paul II au Bénin et sa rencontre, dans l’esprit du « dialogue interreligieux », avec les plus importants dignitaires locaux a eu sur l’opinion nationale un impact déterminant dans la reconnaissance publique des croyances et des pratiques dites « animistes ».

Un patrimoine mondialisé

En 1994, le lancement de l’itinéraire La Route de l’esclave, toujours à Ouidah, sous l’égide de l’Unesco, a illustré cette volonté d’associer la mise en patrimoine d’un passé perçu comme intangible, mais encore sensible, à l’institution d’une mémoire culturelle et religieuse de la traite négrière.

Dans le cadre d’une gouvernance globalisée de cette mémoire, l’institution moderne d’une tradition religieuse locale, s’identifiant au vaudou, a fini par intégrer une vision atlantique, voire mondialisée de l’expérience historique marquée, entre autres, par l’implantation et les métamorphoses des cultes africains dans les nouveaux mondes américains produits par la traite négrière transatlantique.

Ainsi – dans la perspective d’un développement touristique et muséal des lieux et à travers la recherche de programmes en mesure de produire de la coopération internationale – un tréfonds mémoriel, à la fois « autochtone » et diasporique, est devenu un enjeu identitaire et un domaine socio-économique à sensibiliser et à alimenter en souvenirs.

A travers les opérations de valorisation suscitée par diverses entreprises locales et internationales impliquées dans la mise en patrimoine culturel de la période esclavagiste, la dimension désormais cosmopolite du sacré vaudou est invoquée par de nombreux acteurs.

Ces acteurs sont engagés à la fois dans la perpétuation de leur autorité sur la culture locale et dans la recherche de relations avec des bailleurs de fonds étrangers.

Le cas de Nantes

Nous retrouvons des situations patrimoniales en partie comparables au cas béninois aussi en Europe. A Nantes, par exemple, là aussi à partir des premières années 1990, l’exposition et association Les Anneaux de la mémoire et l’ouverture de deux salles entièrement consacrées au passé négrier de la ville dans le musée de l’histoire de Nantes au château des ducs de Bretagne ont été des événements fondateurs significatifs d’enjeux mémoriels qui sont aussi et surtout des enjeux symboliques et politiques.

En 2012, l’ouverture du Mémorial de l’abolition de l’esclavage a suscité diverses controverses et oppositions qui ont divisé les milieux associatif et institutionnel de la ville. En fait, à l’époque du lancement du projet du Mémorial, en 1998, l’avenir de cet espace sur les berges de la Loire a oscillé entre deux transformations possibles : musée et centre de documentation sur la traite ou lieu de recueillement, doté d’une dimension éminemment éthique et « compassionnelle ».

Finalement, c’est cette dernière option qui a été privilégiée. Dans ce cadre commémoratif, le souvenir de Nantes, port négrier d’autrefois, s’accompagne de la mise en valeur contemporaine de Nantes, cité désormais cosmopolite, ayant su reconnaître ses responsabilités historiques. Un tel choix avalisé par les plus hautes instances municipales a provoqué des divisions et des retentissements dans l’arène politique locale.

Il s’agirait donc d’une politique commémorative municipale issue de la volonté implicite d’instituer une inversion du stigmate. Autour de la conception du Mémorial, une logique de la « réconciliation » a été donc incitée par les pouvoirs publics dans une ville qui, jusqu’au début des années 1990, s’était plutôt distinguée pour le silence de ses élites sur le passé de la traite négrière.

Sur le choix d’un mémorial consacré à l’abolition par la France de l’esclavage et non pas au souvenir de son rôle d’ancienne puissance esclavagiste ou aux luttes menées par les esclaves, plusieurs associations et historiens se sont dits et se disent en désaccord.

Enjeux et conflits de mémoire

À travers l’invention de dispositifs commémoratifs comme La Route de l’esclave au Bénin ou le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, la restitution monumentale du passé de la traite négrière transatlantique intègre des pratiques mémorielles locales.

Ces dernières se caractérisent par des interprétations – émanant des contextes locaux – qui se voudraient politiquement correctes et relativement consensuelles, mais qui en réalité intègrent des intentions commémoratives pouvant être perçues par leurs visiteurs comme partiales et paradoxales.

Il est alors possible de voir sur La Route de l’esclave béninoise les statues des rois de la dynastie esclavagiste des rois d’Abomey rappelant la résistance à la colonisation française et préfigurant la fondation de l’Etat national contemporain ; à Nantes, le souvenir de la déportation négrière être absorbé par la célébration de l’abolition et la mise en scène d’une ville qui aurait vertueusement retrouvé et su organiser sa mémoire embarrassante.

Dans ces contextes, les mémoires instituées du passé de l’esclavage sont l’expression d’intentions conflictuelles étant à la fois en quête d’un consensus ayant une portée culturelle au sens large et significatif de positionnement local. Ces positionnements peuvent s’opposer à une interprétation politiquement correcte des faits de l’histoire, tout en participant à la circulation d’un devoir de mémoire mondialisé comme, à titre d’exemple, celui qui est suscité par l’Unesco.

Les tentatives de produire un art de la pacification des diverses mémoires en jeu semblent alors coïncider aussi avec la reconnaissance incertaine d’une qualité patrimoniale, anthropologique et historique d’origines dramatiques qui peuvent aujourd’hui être pensées comme une source féconde d’héritage moral et, in fine, de tolérance et cosmopolitisme.

Néanmoins, la volonté politique conciliatrice prônant une « bonne » gouvernance mémoriale du passé de l’esclavage fait encore aujourd’hui – en France comme au Bénin – l’objet d’attaques de la part d’individus et de groupes qui s’affirment comme descendants, toujours en situation de conflit, de populations ayant été autrefois victimes de la déportation ou s’étant révoltées contre le système esclavagiste.

Ces groupes et ces individus se ressentent en effet minorés ou non représentés par le bien mémoriel institué en question, à cause du fait que, tout en adhérant à la logique désormais globalisée d’un devoir moral et politique de mémoire publique à instituer, ils ne reconnaissent pas des projets tels La Route de l’esclave à Ouidah ou le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes comme étant les leurs.

Ainsi, le même espace peut parfois faire l’objet d’actions cérémonielles qui sont antagonistes entre elles. Par exemple, lors de la journée du 10 mai à Nantes, où, régulièrement, les représentants officiels de la municipalité commémorent l’abolition française de la traite négrière, des associations de militants insistent sur la responsabilité historique de l’Etat français dans la déportation esclavagiste.

En marge des manifestations officielles et dans une apparente absence de dialogue avec les autorités, ces derniers préfèrent honorer le souvenir de figures historiques, comme celle de Toussaint Louverture, qu’ils considèrent négligées par les programmes officiels et par la scénographie commémorative.

Il s’agit donc de situations polémiques où des antagonismes entre les divers acteurs impliqués dans l’institution d’une mémoire publique de la traite négrière transatlantique participent de rapports de force constamment en devenir.

Gaetano Ciarcia est anthropologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à l’Institut des mondes africains (IMAF).

Ce texte a d’abord été publié sur le site de The Conversation.

Gaetano Ciarcia.

Marvin Rees Maire de Bristol

Marvin Rees Maire de Bristol

 

A Bristol, une statue tombe, le passé négrier refait surface

 

Dans la cité portuaire britannique, le 7 juin, des manifestants antiracistes ont jeté à la mer la statue du marchand d’esclaves Edward Colston. Le passé négrier de la ville, qui a fait sa prospérité, s’inscrit toujours dans le paysage urbain que sa communauté noire veut soumettre à un travail de mémoire.

Colin Moody fait défiler des dizaines de photos sur son iPhone. On entrevoit un petit garçon avec un tee-shirt rouge Black Lives Matter (BLM) (« les vies noires comptent »), le genou sur le cou de la ­statue couchée au sol, une petite fille aux pieds du colosse en bronze déchu, une dame noire en larmes dans la foule, et ce moment où la statue bascule dans l’eau du port de Bristol, suivie du regard par des dizaines de visages.

Ce dernier ­cliché, Colin l’a baptisé The Wave, « la vague ». « Regardez ce mouvement, cette énergie, toute l’eau sur la droite !, commente-t-il, volubile, masque fleuri sur le visage. C’était extrêmement puissant mais absolument pacifique en même temps. »

L’artiste nous a donné rendez-vous dans un bar à cocktail des hauts de Bristol, capitale du sud-ouest de l’Angleterre, la ville de l’artiste Banksy, des groupes de trip-hop Portishead et Massive Attack, et désormais celle « où la statue du marchand d’esclaves Edward Colston a été jetée à l’eau », le 7 juin, par un dimanche maussade, à la fin d’une manifestation en hommage à George Floyd.

Episode cathartique

L’événement a fait le tour du monde et a lancé un mouvement de contestation des symboles d’une histoire blanche et coloniale dans les espaces publics en Europe et aux Etats-Unis. La chute de Colston (1636-1721), célébré comme le grand bienfaiteur de Bristol, a aussi agi comme un électrochoc sur cette métropole dynamique, mais crispée sur son passé esclavagiste. « C’est comme si un bouchon de champagne avait sauté », pour Tristan Cork, journaliste au Bristol Post, qui connaît sa ville et ses soubresauts par cœur.

Colin était à la manifestation le 7 juin, appareil reflex au poing, et il a mitraillé. Il a monté, en ce début juillet, une exposition itinérante et propose aux Bristoliens d’exprimer à même ses photos ce que leur a inspiré le déboulonnage de la statue, le moment où elle a été traînée jusqu’au port depuis Centre, l’étroite place bétonnée où elle avait été érigée. « Cela a bien dû prendre dix minutes, la statue faisait un bruit incroyable, on aurait dit qu’elle hurlait. » Sur son cliché « La Vague », on devine au marqueur rouge un « Cette statue a occulté l’histoire pendant trop longtemps, bon débarras ! », un « fier d’avoir été là avec ma famille » ou encore un « rest in pieces » (« repose en morceaux »).

Le photographe n’est pas le seul à exploiter cet épisode cathartique. Dans la sphère culturelle locale, c’est l’effervescence. Daniel Edmund, un des orateurs de la manifestation du 7 juin, se lance dans une série de documentaires sur « les races et les genres, pour donner une autre perspective sur le racisme institutionnel ». Le jeune homme, à la tête d’une entreprise de coaching, égrène : « Nous avons besoin que les gens soient plus nombreux à se faire les avocats des Noirs, nous avons besoin de davantage d’éducation sur le racisme ordinaire, nous avons aussi besoin de reconstruire de la confiance entre les communautés. »

« Nous ­voulons un endroit pour la culture noire au cœur de la ville, qui raconte l’histoire du port de leur point de vue. » Mena Fombo, productrice

A la tête de Blak Wave, petite maison de production, Mena Fombo et Michael Jenkins, même génération que Daniel et Noirs comme lui, ont réalisé un documentaire sur le mouvement Black Lives Matter diffusé fin juin sur la BBC.

Et ils ont de nouveau proposé leur projet d’un centre culturel caribéen installé sur un bateau. L’idée serait de l’amarrer pile à l’endroit où la ­statue de Colston a été balancée par-dessus le parapet, à proximité des bars branchés du port, au niveau du pont à bascule Pero’s Bridge. « La barge se trouve un peu plus loin en aval dans le port, il faut qu’on la réhabilite, ça sera un super apport à la ville », insiste Mena, turban bleu sur la tête.

La jeune femme est enthousiaste : « La ville compte d’importantes institutions culturelles, mais aucune n’est dirigée par des Noirs. Nous ­voulons un endroit pour la culture noire au cœur de la ville, qui raconte l’histoire du port de leur point de vue. »

Arthur Cauty, jeune cinéaste blanc ­ originaire de Londres, a lui aussi bouclé un court-métrage, The Felling of Colston (« Le renversement de Colston »), bénéficiant d’une belle audience sur les réseaux sociaux. « J’étais complètement ignorant de ce que représentait Colston. Je ne l’ai découvert qu’au moment de la marche BLM », avoue-t-il par e-mail.

Après des décennies d’immobilisme, l’espace public bristolien est bousculé par une relecture de son passé à vitesse accélérée. En réfection, le Colston Hall (une salle de music-hall dominant le port), a escamoté son nom de sa façade : seule sa mention sur une des bâches du chantier permet encore de l’identifier. Au nord du centre-ville, le pub Colston Arms a déployé une bannière sur sa devanture, affichant sa volonté d’un nouveau baptême.

L’école primaire The Dolphin School a annoncé pour septembre une réflexion sur son changement de nom (The Dolphin Society est une société de bienfaisance locale établie en mémoire de Colston). Même démarche pour la Colston Girls’ School, un collège pour filles. Le diocèse de Bristol a suivi le mouvement : les parties des vitraux faisant référence à Colston dans la vénérable cathédrale et dans l’église St Mary Redcliffe ont été masquées.

« Je ne voudrais pas assister à la “vandalisation” de tous les immeubles associés à l’économie de l’esclavage car, sinon, c’est virtuellement tout ce qui reste de la vieille ville qui serait visé. » Madge Dresser, historienne

« Il faut se calmer », prévient l’historienne Madge Dresser, sommité locale et grande spécialiste ­britannique du commerce triangulaire. « Je ne voudrais pas assister à la “vandalisation” de tous les immeubles associés à l’économie de l’esclavage car, sinon, c’est virtuellement tout ce qui reste de la vieille ville qui serait visé. Nous devons être sélectifs, réfléchir à ce que nous rebaptisons, où nous mettons des plaques commémoratives », ­prévient-elle, au téléphone.

Madge Dresser fait partie des tous premiers Bristoliens à avoir tenté de lever le voile sur le lourd passé de la ville (premier port britannique pour le commerce triangulaire au début du XVIIIsiècle, devant Liverpool et Londres), dès les années 1990, avec une poignée d’autres universitaires, curateurs de musées et militants « blancs et noirs », précise-t-elle. Ils expliquent tous que Colston n’est certainement pas cet homme que la plaque fixée sur son piédestal décrit comme « l’un des plus vertueux et sages fils de cette cité ».

Martin Luther King

Martin Luther King

Lucratif transport d’esclaves noirs

Issu d’une très ancienne famille de la bourgeoisie locale, Edward Colston devint en 1680 l’un des membres éminents de la Royal African Company, qui détenait le monopole du très lucratif transport d’esclaves noirs d’Afrique vers les colonies britanniques des Antilles. A l’époque, la Company faisait traverser l’Atlantique à 5 000 Africains par an – hommes, femmes et enfants.

On estime que du temps de Colston, 19 000 d’entre eux auraient été jetés à l’eau durant les traversées (les ­marchands s’en « débarrassaient » quand ils tombaient malades). Les bateaux repartaient de la Barbade ou de la Jamaïque chargés ­d’indigo, de tabac et surtout de sucre de canne, un luxe suprême qui faisait les délices des riches tables bristoliennes.

Sans enfants, le marchand distribua une partie de sa fortune à la ville et aux paroisses. L’érection de sa statue, œuvre du sculpteur John Cassidy, n’eut cependant lieu que le 13 novembre 1895, près de deux siècles après sa mort.

« Il y avait une volonté de la part de l’élite locale de créer une unité dans la ville à un moment de montée des protestations de la classe ouvrière. C’était peut-être inconsciemment une tentative de faire diversion par rapport aux divisions de classe », raconte Madge Dresser. Son passé d’esclavagiste est totalement éclipsé et un véritable culte s’élabore autour de cette figure paternaliste : dans les écoles bristoliennes, on fêtait encore tout récemment le Colston Day, chaque 13 novembre.

Magnifiques demeures géorgiennes

L’opulent passé de la ville ne saute pas aux yeux : Bristol a été sévèrement bombardée pendant la seconde guerre mondiale. Pourtant, entre les immeubles sans charme reconstruits à la hâte, il affleure partout.

Dans le Queen Square, à la géométrie parfaite et aux magnifiques demeures géorgiennes. Sur la façade à pilastres du Bristol Old Vic, le plus vieux théâtre encore en activité du Royaume-Uni. Dans le quartier huppé de Clifton, où les marchands firent construire de vastes demeures au début du XVIIIsiècle pour échapper aux miasmes du port.

L’historien David Olusoga, Bristolien d’adoption, a su raconter dans une série documentaire pour la BBC ce qui se cache derrière ces vieilles pierres. Notamment celles du 10 Guinea Street, une discrète maison à pignon coincée entre des logements sociaux, à vendre depuis des mois. Elle fut construite en 1718 par le capitaine de vaisseaux Edmund Saunders, qui fit vingt fois la traversée de l’Atlantique, les soutes remplies d’esclaves.

« On a toujours eu ce sentiment de ne pas vraiment appartenir à la ville, d’être trop noirs pour être acceptés en tant que Britanniques et trop britanniques pour être considérés comme Caribéens. » Michele Curtis, artiste

Cette histoire, l’histoire blanche de Bristol, a jusqu’à présent dominé presque sans partage. La communauté noire réclame désormais sa part de l’espace urbain. Il y a bien le Pero’s Bridge, ­baptisé du nom de l’esclave Pero, acheté en 1765, à 12 ans, avec ses sœurs Nancy et Sheeba, par un des marchands les plus riches de l’époque, John Pinney. Une plaque en bronze, difficilement lisible au pied du pont, rappelle sa vie à grands traits. Pinney le fit venir adulte depuis les Caraïbes pour servir sa maisonnée à Bristol – il y eut de nombreux esclaves ou affranchis en ville, jusqu’à l’abolition de l’esclavage dans ­l’Empire britannique, en 1833.

Des collections rappelant le quotidien des esclaves sont aussi exposées au musée M Shed, vaste entrepôt sur le port, et le buste du dramaturge britannique d’origine jamaïcaine Alfred Fagon (1937-1986) a été érigé dans un minuscule square triangulaire au cœur de Saint Paul, où les Caribéens descendants d’esclaves s’installèrent lors de leur arrivée massive au Royaume-Uni, à partir de la fin des années 1950. C’est dans ce quartier bigarré qu’on rencontre Michele Curtis à l’entrée du Learning Centre, point de ralliement des habitants.

La jeune femme noire est une artiste renommée à Bristol. Elle a peint des fresques lumineuses disséminées sur les murs des logements sociaux du quartier, un projet appelé les « Seven Saints of Saint Paul », représentant des Bristoliens noirs d’exception. Comme Carmen Beckford et Dolores Campbell, deux fondatrices du carnaval de Saint Paul, comme Roy Hackett et Owen Henry, deux meneurs du fameux boycott des bus de Bristol en réaction à leur refus d’employer des Noirs et des Asiatiques, dans les années 1960…

« Personne ne connaît plus ces gens ni ce qu’ils ont réalisé pour Bristol, il y avait un manque », explique-t-elle, sourire éclatant et coupe afro. « J’ai voulu créer les fresques ici pour qu’elles puissent être vues pendant le carnaval. [Il a habituellement lieu début juillet, mais il a été annulé cette année.] C’est le seul moment où vous voyez des gens hors de notre communauté venir dans le quartier. » Désormais, elle illustre avec ses œuvres le cœur du Bristol « blanc ». Sur un pan de mur à l’intérieur du Bristol Old Vic, elle s’est attelée à représenter Olaudah Equiano, un ancien esclave devenu une figure de l’abolition au Royaume-Uni au XVIIIsiècle.

Michele ne montre aucune colère, elle témoigne pourtant sur un passé encore douloureux. « Mes parents sont arrivés des Caraïbes dans les années 1950. Nous, les représentants de la première génération nés ici, on a toujours eu ce sentiment de ne pas vraiment appartenir à la ville, d’être trop Noirs pour être acceptés en tant que Britanniques et trop Britanniques pour être considérés comme Caribéens. Il y a encore des endroits à Bristol où on ne se sent pas les bienvenus. »

« En tant que Noir au Royaume-Uni, je subis un acte de racisme tous les jours… », peut-on lire sur un mur de Jamaica Street, à Bristol, début juillet. MARKN POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Elle a dû chercher par elle-même, « surtout dans des ouvrages américains », pour comprendre l’histoire de la diaspora afro-caribéenne, car « à l’école, quand on nous parlait du commerce transatlantique, cela durait cinq minutes et on nous parlait surtout des Américains, pas des Britanniques », déplore la jeune femme, qui multiplie les interventions dans les établissements scolaires de la ville pour faire connaître le volet « noir » de l’histoire du pays.

Un maire métis

Bristol est décidément une ville complexe. En 2016, elle s’est choisi un maire métis, Marvin Rees (sa mère est blanche, son père d’origine jamaïcaine), le premier édile noir d’une aussi grande ville au Royaume-Uni (463 000 habitants). Natif de Bristol, déterminé et ambitieux, cet ancien journaliste s’est engagé très jeune dans les actions de charité et de promotion des minorités (notamment dans le monde ­politique). Membre du Parti travailliste, et encore plus médiatique depuis la chute de la statue, l’élu de 48 ans s’est épanché à plusieurs reprises dans les médias britanniques sur son expérience personnelle du racisme. Pour autant, Marvin Rees se préoccupe de faire respecter la loi.

« Je ne peux pas cautionner les dommages criminels, et la chute de la statue de Colston en est un », explique-t-il. « Mais je suis aussi le descendant d’Africains kidnappés puis réduits en esclavage à la Jamaïque, et je reconnais la poésie du moment : la statue d’un esclavagiste lancé dans le port où ses bateaux étaient amarrés, cela rappelle tous ces Africains qui ont été jetés par-dessus bord quand ils étaient en route de l’ouest de l’Afrique vers les Caraïbes. »

Marvin Rees veut aller au-delà du débat sur la « décolonisation » de l’espace public que provoque la chute de Colston. « Tout le monde met un genou à terre et parle de BLM. Les gens veulent bien accomplir ces actes symboliques, qui ne leur coûtent pas cher, mais nous ne devons pas occulter les racines économiques et politiques du racisme. Mon souci est qu’on aille au-delà de la satisfaction des besoins émotionnels de la classe moyenne blanche et qu’on travaille aux raisons profondes des inégalités. »

« Bristol a beau être considérée comme la ville la plus cool du Royaume-Uni, elle reste une des plus inégalitaires. » Tristan Cork, journaliste

Rencontrée devant la mairie, LaToyah McAllister-Jones fait partie, comme Michele Curtis, de ces Britanniques d’origine caribéenne nés au Royaume-Uni. Bristolienne depuis quelques années, elle s’occupe du carnaval de Saint Paul et tient un discours de fermeté sur le racisme ­institutionnel : « Il est évident. Il s’agit de biais inconscients, ce sont les discriminations à l’embauche, les difficultés à trouver un logement. » Elle nous raconte ses vacances à Antigua, une île caribéenne « à majorité noire » il y a quelques années.

« Je suis allée dans un cinéma, je me rappelle des publicités : on voyait des couples noirs préparer leur mariage, des alliances très chères, et cela m’a choquée : je suis tellement habituée à voir les Blancs comme le standard de la beauté et de la réussite, cela m’a donné à réfléchir et permis de comprendre à quel point nous sommes influencés de manière subliminale. » Ces problèmes sont connus et documentés depuis des années, « notre pays a connu de nombreux soulèvements et prises de conscience, mais, à chaque fois, c’est retombé et notre situation ne s’est pas améliorée », regrette pour sa part Michele.

 

Depuis sa prise de fonctions, Marvin Rees a lancé un projet de construction de logements sociaux, une commission à l’égalité des races au sein du conseil municipal. Mais « Bristol a beau être considérée comme la ville la plus cool du Royaume-Uni, elle reste une des plus inégalitaires », prévient Tristan Cork, journaliste (blanc) au Bristol Post.

« Il y a la ville Instagram, celle des fresques de Banksy et des lieux branchés, mais il y a aussi le Bristol des pauvres, blancs et BAME [pour Black, Asians and other minority ethnics], deux villes qui se fréquentent peu, avec des ados des banlieues pauvres qui ne descendent jamais dans le centre-ville. » Et « ce n’est pas parce que nous avons un maire noir, qui a lui-même eu une expérience du racisme, qu’il n’y a plus de problèmes de racisme en ville », poursuit Michele Curtis.

Prévenir les tensions

Depuis le 7 juin, le maire veut également prévenir les tensions. Fin juin, la police locale, qui s’était bien gardée d’intervenir lors du sabordage de la statue, a annoncé qu’elle recherchait les personnes impliquées. Elle a même publié les photos – souvent floues, de dix-huit suspects. Les anti-Colston ont aussitôt réagi.

 

Marvin Rees craint aussi qu’une partie de la population blanche ne se sente dépossédée de son histoire. La statue du dramaturge Alfred Fagon n’a-t-elle pas été souillée peu après le 7 juin ? « Le Brexit a été choisi par des gens qui pensaient qu’ils avaient perdu leur histoire. Ils ont raison, le pays qu’ils connaissaient a été perdu, pas à cause de l’immigration ou des différences raciales mais à cause de la globalisation », analyse Marvin Rees.

Comment donner alors davantage de place et d’attention aux minorités sans froisser les Blancs, surtout les plus modestes ? Le maire vient de nommer une commission d’historiens, parmi lesquels David Olusoga, dont la tâche sera de retracer la vie des Bristoliens ordinaires, quelle que soit leur couleur de peau. « Les Blancs pauvres ont bien plus en commun avec les Noirs qu’avec les Blancs riches. Il y a quelques jours, je visitais une église de la ville dont le vicaire m’a raconté que, au temps de l’esclavage, la messe du matin y était réservée aux riches blancs, celle du soir aux serviteurs blancs. »

Les Bristoliens vont aussi être invités à reconstituer leur arbre généalogique, grâce aux archivistes municipaux, afin que chacun prenne conscience de l’incroyable diversité de la ville. « Je vais commencer le mien : mes ancêtres sont Anglais, Gallois, Irlandais et Jamaïcains », précise le maire.

Une suggestion de Banksy

Et la statue, au fait, que va-t-elle devenir ? Elle a été repêchée le 8 juin à l’aube par les services municipaux et confiée à des restaurateurs, qui expliquent vouloir tout préserver d’elle, y compris les cicatrices liées à sa chute, les graffitis rouge sang et même le pneu de vélo qu’elle a accroché au fond du port. La mairie a déjà fait savoir que, en temps voulu, elle ira rejoindre les collections d’un des musées de la ville. On parie que c’est au M Shed, qui a déjà recueilli les affiches de la manifestation du 7 juin.

Compagnie des Antilles la récolte de la canne à sucre

Compagnie des Antilles la récolte de la canne à sucre

Quant au piédestal désormais vide, il alimente tous les ­fantasmes. « On doit y mettre une œuvre collective, mais pas l’effigie d’une personne célèbre, cela créerait de la division. Plutôt quelque chose de symbolique que tout le monde puisse s’approprier », ­suggère le militant Daniel Edmund. La statue grotesque placée à deux pas du piédestal, mi-juin, ne fera probablement pas l’affaire. Il s’agissait du buste d’un homme obèse en papier mâché, surmontant une poubelle. Elle a très vite disparu.

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S’agissait-il d’un Banksy ? « Je ne crois pas, glisse Colin Moody, qui l’a prise en photo. Banksy, comme tout le monde, je ne sais même pas à quoi il ressemble. » Le street-artiste archicoté n’a encore jamais révélé sa véritable identité. Sur Instagram, lui aussi y est allé de son idée : pourquoi ne pas redresser Colston – même un peu cabossé – sur son piédestal et placer à ses pieds quelques statues de manifestants en train de le faire tomber. « Cela satisfera à la fois ceux qui regrettent la statue de Colston et ceux qui ne la regrettent pas », a commenté, sur le réseau social, l’artiste volontiers provocateur.

Il a été pris de court par Marc Quinn, un autre artiste plasticien, qui a fait ériger sur le piédestal vide, à l’aube, mercredi 15 juillet, sans autorisation municipalela statue en résine et en acier d’une des manifestantes du 7 juin, Jen Reid, une jeune femme noire, menton et poing levé. L’œuvre fut à son tour retirée, la nuit suivante, par les services de la mairie. L’espace vacant n’a pas fini d’entretenir le débat…

 

Cécile DucourtieuxLondres, correspondante

« Ce fut une période terrible » : au Royaume-Uni, des entreprises demandent pardon pour leurs liens avec l’esclavage

La banque centrale d’Angleterre, la Royal Bank of Scotland ou le brasseur Greene King ont présenté leurs excuses, alors qu’ils ont bénéficié dans le passé du commerce triangulaire.

 

En l’espace de quelques jours, des entreprises et institutions britanniques de premier plan ont reconnu leurs liens passés avec l’esclavage, présenté leurs excuses à la communauté noire du Royaume-Uni et ont même, pour certaines, promis des réparations financières. Ces prises de position inédites sont une conséquence directe du mouvement Black Lives Matter (BLM), qui a déclenché un vigoureux débat national. Nombre d’activistes et d’historiens réclament que soit reconnu le caractère raciste de l’ex-Empire britannique et revendiquent une « décolonisation » de l’espace public, après la mise à bas de la statue de l’esclavagiste Edward Colston, à Bristol, début juin.

 

Royal Bank of Scotland, Lloyds Bank, Bank of England (BoE) ou le brasseur Greene King ont confirmé, depuis le mercredi 17 juin, qu’une partie de leurs fondateurs ou ex-administrateurs avaient bénéficié de la traite des Noirs dans les ex-colonies britanniques, essentiellement dans les Antilles. Au tout début du XIXsiècle, Benjamin Greene, le fondateur de la chaîne de pubs, fut un des 47 000 bénéficiaires du fonds d’indemnisation mis en place lors de l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique, en 1833, afin de dédommager les actionnaires de plantations et les propriétaires d’esclaves.

Un ancien gouverneur de la banque centrale

Les sommes empruntées à l’époque par le Trésor (20 millions de livres, l’équivalent de 17 milliards de livres actuelles, soit 18,76 milliards d’euros) furent entièrement remboursées par le contribuable britannique – les esclaves affranchis, eux, ne reçurent rien. M. Greene avait perçu l’équivalent de 500 000 livres sterling pour trois plantations de cannes à sucre aux Antilles britanniques. La chaîne de pubs « va faire un versement substantiel pour les communautés BAME [“Black, Asian and minority ethnic”] et en faveur de la diversité ethnique dans les entreprises du pays », a assuré son PDG, Nick Mackenzie, au Daily Telegraph.

 

Simon Fraser, un membre fondateur de l’assureur Lloyd’s of London, a reçu l’équivalent de 400 000 livres sterling après avoir renoncé à des possessions à la Dominique. « Nous sommes désolés pour le rôle joué par la Lloyd’s dans le commerce des esclaves. Ce fut une période terrible de l’histoire britannique et de celle de notre compagnie », a confié un porte-parole au Telegraph, assurant lui aussi que le groupe allait consacrer de l’argent aux associations promouvant l’intégration des minorités au Royaume-Uni.

Royal Bank of Scotland a procédé au même type de déclaration, tout comme la BoE. Six gouverneurs et quatre directeurs de la banque centrale ont bénéficié de l’économie esclavagiste, dont sir John Rae Reid, gouverneur entre 1839 et 1841, qui perçu après l’abolition de l’esclavage l’équivalent de 7,1 millions de livres pour ses parts dans 17 plantations caribéennes qui comptaient en tout plus de 3 000 esclaves.

« En temps qu’institution, la BoE n’a jamais été directement impliquée, mais a connaissance des liens inexcusables impliquant certains de ses anciens directeurs et gouverneurs. Elle présente ses excuses en leur nom », assure un porte-paroleElle a, par ailleurs, « entamé une revue de ses collections de tableaux afin de s’assurer qu’aucun de ceux représentant des personnes impliquées dans ce commerce ne continuent d’être exposés au siège de l’institution ». Enfin, la banque centrale s’engage à « promouvoir la diversité et a engagé un dialogue avec ses employés afin de devenir une institution davantage inclusive ».

« L’histoire réparative »

Fin 2019, seuls 5,3 % des administrateurs des compagnies du FTSE 250 (les 250 premières capitalisations britanniques à la City) étaient d’origine BAME, loin des 14 % que pèse cette catégorie dans la population du Royaume-Uni. « En temps qu’entrepreneurs, notre responsabilité est de reconnaître, condamner et éradiquer le racisme dans toutes ses formes. Nous nous sommes engagés à accroître la diversité et la représentation des minorités noires et asiatiques. Avoir des entreprises diverses et inclusives est essentiel pour de meilleures prises de décisions », explique Matthew Fell, chef de la stratégie du CBI, principal syndicat patronal britannique.

 

En partie à l’origine de cette reconnaissance tardive : la base de données « Legacies of British slave-ownership », de l’University College London (UCL), un projet de longue haleine lancé en 2009. Pour l’établir, les historiens de l’UCL, menés par Catherine Hall et Nick Draper, ont d’abord répertorié les bénéficiaires du fonds d’indemnisation. Puis, les universitaires sont remontés dans le temps, identifiant patiemment leurs ancêtres. L’Angleterre fut un des tout premiers pays à bénéficier du commerce d’esclaves, entre le milieu du XVIIe et le milieu du XIXsiècle.

Ses possessions étaient surtout localisées dans les Antilles, à la Barbade et à la Jamaïque. « Entre 10 % et 20 % de la richesse britannique a des liens avec l’esclavage », estiment les chercheurs de l’UCL, qui assument l’ambition politique de leur base de données : elle n’est pas « une observation neutre du passé. L’histoire réparatrice nous oblige à explorer et à comprendre le passé de manière à reconnaître les injustices et à les corriger », soulignent-ils sur le site de l’UCL.

 

« Reconnaître publiquement les liens de la BoE avec le commerce transatlantique est très significatif », indique Madge Dresser, spécialiste de l’histoire du commerce triangulaire et professeure honoraire à l’université de Bristol. Mais, comme d’autres, elle attend des actes. « Présenter uniquement ses excuses, c’est bien trop peu et trop facile. Il faut voir à quels changements structurels ces institutions s’engagent. Vont-elles vraiment s’attaquer aux inégalités, à la justice raciale ? Les classes populaires souffrent trop dans notre pays. »

 

Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante)

NOUVELLE CONTRIBUTION SUR L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

40 millions d’esclaves dans le monde

 

Travail et mariage forcés, exploitation sexuelle... les femmes et les enfants paient le plus lourd tribut.

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT) et la Rapporteuse spéciale sur les nouvelles formes d’esclavage – un mandat créé par l’ONU en 2007 –, l’esclavage contemporain touche aujourd’hui plus de 40 millions de personnes à travers le monde.

Pratiqué depuis l’Antiquité, l’esclavage a connu son apogée avec la mise en place de la traite des Noirs et du commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique aux XVIIe et XVIIIsiècles, avant d’être progressivement aboli, comme par exemple par la France, en 1848. Mais les formes d’exploitation proches de l’esclavage n’ont pas disparu.

Aujourd’hui, plus de 70 % des victimes sont des femmes – surreprésentées dans les formes d’exploitation sexuelle et de mariage forcé. Une victime sur quatre est un mineur.

Note : Les formes d’esclavage contemporain ne sont pas toutes prises en compte dans les estimations fournies par la Fondation australienne Walk Free et l’OIT. Manquent ainsi les victimes de trafic d’organes ou encore les enfants soldats.

IndePakistanIranNigeriaRép. dém. duCongoIndonésieChinePhilippinesEtats-UnisMexiqueBrésilRussie03050751000,40,40,42,62,62,67,97,97,925 %sont desenfants70 %sont desfemmesLIBYE- En novembre2017, une vidéo diffuséepar CNN montre un «marché aux esclaves »près de Tripoli : desNigérians, attendant depouvoir traverser laMéditerranée, y étaientvendus aux enchères.FRANCE- En 2012, Paris aété condamné par la Coureuropéenne des droits del’homme (CEDH) pour avoirfailli dans sa lutte contre letravail forcé.PAYS ARABES- Selon laFondation Walk Free, àl’origine de ces statistiques, lesconflits en cours et le contrôleexercépar les régimes empêchentd’évaluer les situations locales.Le travail forcé a été documen-té notamment dans lessecteurs de la construction etde l’emploi domestique.CORÉE DU NORD- Plus d’un citoyen surdix est mobilisé par l’Etat pour destravaux obligatoires (industrie, agricul-ture, construction). Selon l’ONU, plus de50 000 travailleurs forcés sont «exportés » par Pyongyang à l’étranger,par exemple en Pologne.IRAK- En août 2014, l’organi-sation Etat islamique (EI)s’empare du Sinjar, foyer dela minorité yézidie, etmassacre la population. Lesfemmes deviennent esclavessexuelles, les enfants sontenrôlés dans les rangs desdjihadistes.Estimation du nombre de personnes dansune situation d’esclavage (en millions, en 2016)Niveau de vulnérabilité des Etats(indice élaboré à partir de plusieurs variablesréparties en cinq dimensions) :1 / Gouvernance (instabilité politique, droits politiques, etc.)2/ Besoins de première nécessité (malnutrition,accès à l’eau, sécurité sociale, etc.)3/ Inégalités (socio-économiques, criminalité, etc.)4/ Marginalisation de certains groupes(migrants, minorités, etc.)5/ Conflits (guerre civile, terrorisme, etc.)

L’ESCLAVAGE CONTEMPORAIN, UN PHÉNOMÈNE MULTIFORME

La « Convention relative à l’esclavage » de 1926, premier texte international, repris en 1953 par les Nations unies, définit l’esclavage comme «  l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ».

Aujourd’hui, cette forme d’esclavage dite « de possession » est devenue très rare, même s’il existe encore. De nouveaux textes juridiques internationaux ont étendu la définition d’esclavage à d’autres formes d’exploitation et d’asservissement.

Auxquelles s’ajoute la traite d’êtres humains, définie par la « Convention de l’ONU contre la criminalité transnationale organisée » de 2000 comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes », par la menace, le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, à des fins d’exploitation.

15,4 millionsdont 84 % de femmeset 37 % d’enfantsUn point représente 10 000 personnes4,1 millionsforcées par l’Etat4,8 millionsexploitées sexuellement16 millionsdans le secteur privéTravail forcé : personnes contraintes à travailler sous la menace ou la coercition. Dans plus d’un cas sur deux, au remboursement d’une dette. Dans le secteur privé, un cas sur quatre est dans le secteur des emplois domestiques.Mariage forcé : cette situation implique souvent pour les personnes concernées (dont 84 % de femmes et 37% de mineurs) une perte d’autonomie sexuelle et l’exécution de travaux sous couvert de « mariage ».

L’AFRIQUE, LÀ OÙ LA PROPORTION DE VICTIMES EST LA PLUS ÉLEVÉE

Travail forcé (en milliers)Nombre de victimes pour 1 000 habitantsMariage forcé (en milliers)16 5508 4405 8203 2503401 2803501706703 420Asie et PacifiqueAfriqueEurope et Asie centraleAmériquesMonde arabe6,17,63,91,93,3

Sources : Organisation internationale du travail, 2017 Global Estimates of Modern Slavery ; Walk Free Foundation Infographie : Francesca Fattori, Xemartin Laborde, Delphine Papin / Le Monde

Delphine Papin

 

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