C’est avec beaucoup d’émotion que je prends la parole devant vous ce soir
pour vous présenter mon travail ; je remercie le Vénérable Maître de m’avoir
donné l’occasion de cette réflexion, et vous remercie par avance mes F. : de
l’honneur que vous me faîtes en m’accordant votre bienveillante attention.
J’espère par ailleurs ne pas froisser par mes propos la muse Clio, inspiratrice des
travaux de l’atelier, qui m’oblige notamment à respecter scrupuleusement
l’Histoire dont elle fut l’inventrice. De plus, même si elle est moins liée à la
musique qu’Euterpe, Terpsichore ou Polymnie, Clio, qui fut souvent représentée
trompette ou guitare à la main, n’est pas étrangère à la musique et au chant.
C’est à travers la musique en effet, que je veux partager avec vous une
réflexion maçonnique : car si ce qui se termine bien se termine en chansons,
c’est que tout a commencé par la musique, une musique originelle qui a permis
au monde d’échapper au chaos. « Ordo ab chaos » grâce à la musique qui
exprime l’harmonie, et notre colonne d’harmonie est là pour en témoigner. Mais
les forces du chaos sont toujours présentes, au mieux endormies et cherchent à
la moindre occasion à déconstruire l’oeuvre humaine : Dionysos est là qui appelle
à l’orgiaque ; le diable lui-même est tapi dans la musique : « diabolus in
musica » !
Rappelons-nous en effet de ce moment décisif de la guerre entre les Titans
et les Dieux où Zeus semble avoir perdu. Gaïa, furieuse du sort de ses premiers
enfants qui sont enfermés dans le tartare, a enfanté un monstre terrible,
Typhon, qui a pris le dessus sur Zeus à la suite d’un combat effroyable. Quelles
sont les caractéristiques de ce monstre ? 100 têtes de serpent dont les yeux
crachent le feu sortent de ses épaules. Mais, caractéristique plus déroutante
encore, de ses têtes sortent des sons incroyables : il peut imiter tous les
langages, parler aux dieux avec des sons intelligibles, mais aussi émettre le
mugissement du taureau, le rugissement du lion, et pire encore, car le contraste
est épouvantable, les adorables jappements d’un bébé-chien ! Typhon est
l’expression d’un chaos qui véhicule un anti-logos, quand Zeus, lui, est cosmos,
ordre qui préfigure le logos, c'est-à-dire l’intelligibilité d’un monde ordonné.
Alors Typhon a terrassé Zeus, et lui a pris ses tendons pour le neutraliser.
Zeus n’est plus capable du moindre mouvement ; si Typhon l’emporte, c’en est
fini de l’édification d’un cosmos harmonieux et juste. Si par contre Zeus
l’emporte, la justice règnera sur l’univers. L’issue du combat, vous pouvez vous
en douter puisque nous sommes là ce soir pour l’évoquer ! Mais comment
Typhon a-t-il finalement été vaincu ?
Zeus neutralisé mais conscient – c’est la force de l’esprit ! - conçoit un
plan : il va demander à Cadmos, un roi rusé, fondateur légendaire de la ville de
Thèbes, de se déguiser en berger et d’aller jouer auprès de Typhon de la syrinx
de Pan, une flute dont sortent des sons enchanteurs. La musique est si douce
que Typhon tombe sous le charme et finit par s’endormir, ce qui permet à
Cadmos de récupérer les tendons de Zeus qui se les réajuste et se trouve alors
fin prêt pour la victoire finale. En récompense de quoi Zeus donne à Cadmos la
main de la déesse Harmonie, qui était elle-même fille d’Arès, le dieu de la
guerre, et d’Aphrodite, déesse de l’Amour. Il est ainsi extrêmement significatif
que ce soit par la musique, l’art cosmique entre tous qui repose sur
l’ordonnancement des sons, que le cosmos soit sauvé. Il est non moins
significatif que l’harmonie résulte de l’union de la guerre – Arès – et de l’Amour
– Aphrodite -. Car l’ordre domine le chaos, mais se nourrit de son énergie
primordiale et en aucun cas ne peut le détruire car il disparaitrait avec lui : il a
besoin de son énergie vitale. L’ordre est une mise en forme sublime mais qui ne
peut se passer de la force initiale du chaos. C’est ainsi que Dionysos, fils de Zeus
et deux fois né, dieu étrange et destructeur, siège parmi les dieux de l’Olympe.
Les occasions sont nombreuses qui voient se poursuivre l’affrontement
entre l’ordre et le désordre : quand Dionysos et Apollon rivalisent, Midas en fera
les frais et Nietzsche le fil directeur de sa pensée ; Dieu et Satan s’affrontent, et
ce sera Job dont la foi sera mise à l’épreuve.
Attardons-nous sur les effets, dans la théorie de la musique, de
l’affrontement entre Dionysos et Apollon, qui va réguler les pratiques musicales
du monde grec et latin jusqu’au XVème siècle. Car il n’échappe pas aux pouvoirs
politiques et religieux que la musique est un art ambivalent à la fois très
formateur, l’harmonie musicale renvoyant à l’harmonie du Monde, et sa
maîtrise étant considérée comme gage de la plus grande sagesse, mais aussi
potentiellement dangereux car capable de posséder l’auditeur et de le conduire
dans le dérèglement des passions.
Ainsi Aristote, prenant la suite des réflexions platoniciennes, fonde-t-il
une théorie de l’ethos des modes musicaux, une éthique musicale qui
structurera la composition de la musique en distinguant une musique éthique,
morale, et une musique orgiastique. Tout s’organise autour d’une théorie de
l’effet produit par la musique (la dunamis) éthique lorsqu’elle est sur le mode
dorien, orgiastique lorsqu’elle est sur le mode phrygien. Le mode phrygien
déclenche des transes et des états de possession ; Aristote insiste sur le fait que
le mode phrygien est orgiastique et passionnel, et qu’il en résulte un transport
dionysiaque. A l’inverse, le mode dorien est éthique et digne de figurer dans le
programme d’éducation des jeunes gens bien nés. Tout au plus la musique
composée sur le mode phrygien peut-elle être écoutée, avec distance, mais son
exécution ressort de musiciens serviles et de basse condition.
On l’entend, ce qui est en jeu dans cette opposition de modes musicaux,
est une mise en garde à l’endroit des effets de la musique, quand il pourrait en
résulter une possession et une entrée dans la transe, alors qu’on en attendait
une élévation de l’âme et un accès au sublime. Cette ambivalence de la musique,
et le risque qui lui est attaché, va parcourir tout le moyen-âge et la musique
sacrée sous forme de règles de composition et de mises en garde. Attention
danger ! : « diabolus in musica ». D’autant que, comme le dira Pascal : «… le
malheur veut que qui veut faire l’Ange fait la Bête ! ».
Alors, tel intervalle musical est proscrit dans la composition de la musique
sacrée (le fameux Triton, interdit dans l’harmonie chorale et dans la mélodie,
parce qu’il crée à l’écoute une tension et non un apaisement) ; les instruments
de musique sont proscrits de l’Eglise où seules les voix humaines sont
autorisées : c’est le chant grégorien. Les instruments en effet sont matériels, et
nous rapprochent de la terre, domaine du Diable, non de l’esprit. Seule la voix,
que nous partageons avec les Anges, est aérienne et nous élève vers le ciel divin.
Jérôme Bosch nous donne au début du XVIème siècle une vision de l’enfer
remplie d’instruments de musique gigantesques. Enfin, on va mathématiser la
musique en la tempérant, garantissant ainsi une maîtrise humaine et quasiment
divine des intervalles musicaux qui nous permette d’entrer en résonance avec
l’harmonie céleste.
Certes le registre de la magie et de l’envoutement semble bien être celui
de la Reine de la nuit qui offre à Tamino une flûte censée le protéger et le rendre
tout puissant ; parallèlement, Papageno reçoit un Glockenspiel qui fait danser le
furieux Monostatos comme l’ours de Saint-Augustin, et il s’agit bien là d’une
réminiscence dionysiaque. Mais l’opéra signera la défaite des pouvoirs de la
Reine, ce qui indique les limites du pouvoir de sa virtuosité vocale qui force une
admiration fascinée mais pas un abandon consenti. Parallèlement, dès que le
Glockenspiel se tait, Monostatos redevient Monostatos. Or, lorsque cesse
l’opéra, l’auditeur n’est plus tout à fait le même : il a été transformé subtilement
par un transport qui ne cesse pas avec les notes. La musique ne se contente pas
d’éblouir par la virtuosité, ni d’exercer un pouvoir magique qui protège les uns
et envoute les autres, elle est avant tout instrument de conversion et de
transformation des passions humaines. Elle permet de triompher de la peur, de
risquer la mort, et d’expérimenter la conversion à un amour véritable. Elle
conduit les amants à leur plénitude, et Pamina assure qu’à la fois l’amour et la
flute conduiront leurs pas.
L’émotion musicale que promeut Mozart est donc très loin d’un
enchantement magique produit par un pouvoir ensorcelant qui viendrait de
l’extérieur, ou très loin aussi d’un envoutement hypnotique qui mettrait en
transe. Il s’agit au contraire d’un ravissement dans le mouvement d’un transport
en devenir : en un mot, d’une initiation par le ravissement.
La musique en effet ne nous ravit que si, délibérément et en hommes
libres, nous acceptons d’être guidés par elle et de l’accueillir, et ce avec la même
simplicité que Tamino et Papageno acceptant le don d’instruments magiques. Et
c’est à cette condition de consentir qu’alors seulement nous pouvons être
transportés par elle. C’est un ravissement qui demande à la fois le silence
consentant de la réception, et l’exigence continue de la quête et qui nous invite,
en apprentis, à une autre forme d’écoute : celle de l’approbation en silence.
Comme l’écrivait Mozart dans une lettre à sa femme : « J’arrive de l’opéra
(ou se jouait La Flûte), la salle était pleine comme toujours ; le duetto « Mann
und Weib » et le Glockenspiel au premier acte ont été bissés comme d’habitude,
ainsi que le trio des enfants au second acte. Mais ce qui me cause le plus de joie,
c’est l’approbation en silence ! On voit combien cet opéra monte de plus en plus
haut. »
C’est précisément dans cette forme d’accueil et d’écoute, d’ouverture
volontaire et d’approbation en silence que s’exerce de la façon la plus avancée la
tolérance maçonnique qui est un instrument de transformation de soi : une sorte
d’hospitalité inconditionnelle, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida,
que nous sommes à même d’éprouver dans les liens de la fraternité.
L’hospitalité inconditionnelle ne relève ni de la morale, ni même de l’éthique,
mais est un principe à maintenir, un devoir lié à la réalité humaine du fait que
nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l’autre.