insi la quaternité paraîtra à même d’éclaircir des concepts, des valeurs et des postures en « débobinant » la réalité en 4 principes complémentaires. Ces 4 valeurs sont complètement arbitraires, c’est-à-dire qu’elles n’existent pour l’homme que si les 3 autres lui sont également soumises, dans une cohérence holistique. A cet égard, il s’agira de voir l’homme comme un syncrétisme à géométrie variable de ces 4 dimensions. Cet indicateur symbolique aura aussi l’avantage de détecter l’immaturité socio-affective qui peut frapper l’individu : je prendrai l’exemple de l’intuition : le novice tendra naturellement à souvent privilégier ce mode parmi les 3 autres, jugées plus rudimentaires, moins spirituelles parce que chez ce novice, l’intuition semblera répondre, à tort, plus finement que les 3 autres à une approche biaisée de la spiritualité.
A l’autre extrémité du spectre, nous verrons que l’apparatchik vouera aux gémonies cette intuition, parce que ne la comprenant pas, il s’en effraiera et tiendra à bonne distance des frères qui inconsciemment l’amèneraient à se sentir diminué. Ne nous y trompons pas, Cette angélisation des concepts pourra se produire également sur les 3 autres valeurs : un homme pétri de sensations n’en sera pas pour autant plus spontané et authentique dans son attitude ; un homme pétri de sentiments ne développera pas plus qu’un autre de l’empathie ou de la gentillesse ; un homme pétri de pensée ne sera pas assimilable à quelqu’un de nécessairement plus clairvoyant. Car la réalité est tout autre : si l’on dessine un carré borné par ces 4 caractéristiques, l’individu, suivant son avancement, son caractère et sa personnalité, se situera sous forme d’un point localisé à tel ou tel endroit à l’intérieur de ce périmètre, l’initié « parfait » se situant au centre de ce même carré, avec donc l’équidistance à ces 4 valeurs.
C’est comme ça qu’il faut comprendre cet adage maçonnique : « la Vérité est inaccessible à l’esprit humain » : elle est inaccessible non pas par jugement de valeur, mais parce qu’équidistante de ces 4 qualités. Comme je le disais, ces 4 valeurs sont arbitraires : ce qui compte est la cohérence dynamique de leur ensemble : on peut choisir n’importe qu’elle acception, à condition de refléter dans leur tout une vérité indisponible à chacun des termes pris isolément. L’avantage de cette quaternité sera en particulier qu’elle sortira de champ de la morale, car la morale et l’éthique sont le produit des hommes, et obéissent, au même titre que la loi, symboliquement au nombre 3 : il y a moi, il y a lui, et il y a ce qu’on met arbitrairement entre les 2. Non pas que cet « arbitraire » ne soit pas quelquefois nécessaire à l’ordonnancement d’un groupe : je pense aux constitutions et aux Règlements Généraux, par exemple. Car le REAA est un dogme, au bon sens du terme, c’est-à-dire qu’il a cette puissance nécessaire qui ne peut être permise qu’à travers le prisme de sa singularité. Cette singularité est telle que le dogme se doit d’être, à bon escient « lapidaire, unilatéral et incontestable », au moins quant à la forme. Le dogme représente, dans une doctrine, un point précis de celle-ci, point défini comme fondamental, certain et unilatéral. L’aspect incontestable que revêt le dogme le rend a priori hautement indigeste pour un franc- maçon : le dogme peut donc être ressenti, surtout dans son acception moderne, comme quelque chose d’asséné, à l’image d’un violent coup de poing ou d’une privation inacceptable de liberté.
Pourtant, le mot « dogme » porte aussi souvent l’idée d’une valeur fondatrice ou d’une vérité première, à l’image du premier précepte de la Table d’Emeraude, qui dit, je cite : « Il est vrai, sans mensonge, certain et véritable ». En fait, le dogme disparait dès que l’initié se l’approprie, qu’il, l’adapte à sa personnalité. La doctrine s’adresse à tout le monde, et donc à personne, elle se doit, pour être acceptée et donc efficiente, de s’adapter à chacun : on l’appellera alors une méthode, qui n’aura pas à subir les affres d’une dépersonnalisation toujours préjudiciable. Ensuite, chaque initié va décliner pour lui-même les principes transcendants de ce dogme, afin de se les approprier selon ses spécificités individuelles et personnelles : le dogme se transforme alors en une méthode, à la fois générale dans ses fondements, et particulière dans ses applications.
Ces applications se plaqueront alors sur l’initié afin d’en retirer 4 grandes perspectives possibles, validées chez chacun sous forme de qualités, de « tenures », au sens du droit féodal, c’est-à-dire des habillages, sortes d’« usufruits » symboliques d’une quaternité divine dont l’appareil serait la forme prosaïque la plus aboutie. Ces 4 qualités sont, je le répète, des idées-forces, c’est-à-dire qu’elles existent, mais ne sont jamais chimiquement pures. Tout comme pour le carré de Jung, ce carré maçonnique délimitera un champ des possibles à l’intérieur duquel va se situer l’initié. Car l’appareil est l’interface articulée entre un individu et l’objet de source et de pouvoir qui justifie l’existence dudit appareil. L’appareil est donc une sorte de matelas entre ces 2 pôles, qui ne peuvent pas cohabiter : l’appareil possède une guidance intrinsèque : c’est quelquefois ce qui le mène à sa perte, lorsqu’aucune gouvernance n’arrive à juguler les inévitables dissensions produites en son sein.
Il convient alors de refroidir ces élans maudits en instaurant en son sein une forme de « relativisations vertueuse » de la nature et position de chacun de ces composants. Cette relativisation peut se faire avec l’appui de la symbolique des nombres, qui met en exergue l’aspect qualitatif et pas quantitatif desdits nombres. En effet, la quantification est source d’inflation des sentiments et des personnes, et ne peut donc pas contribuer à apaiser des états conflictuels préexistants. Cette parité est censée reproduire à moindre échelle la constitution binaire de chaque individu, mais elle ne le peut pas réellement, dans la mesure où l’appareil proprement dit survit par un continuum, et non par une somme infinie de dualités. Ces valeurs, comme toute construction humaine, sont susceptibles d’être dévoyées lorsqu’on en fait des principes inaliénables, ce qu’elles ne doivent jamais être, sans quoi l’apparatchik deviendra aussitôt une sorte de zélote ou de moine copiste, le créatif un doux évaporé, l’humaniste un esprit lénifiant, à la bienséance facile, et l’indifférent une sorte d’ermite revenu de tout. L’indifférence pourrait passer pour une posture pour le moins nuancée, on pourrait l’assimiler trop rapidement à ces frères très peu présents sur les colonnes, pour des raisons diverses et variées quelquefois justifiées (changement familial, professionnel, maladie) ou quelquefois moins. Il faut bien comprendre que l’indifférence n’est pas forcément liée à de mauvaises raisons, mais peut être suscitée par le doute, un égo mal cerné ou l’impression de s’être trompé d’endroit.
Cette indifférence n’est pas forcément une faiblesse, mais peut être le constat d’un besoin de répit, d’une base arrière par laquelle se reconstruire, une façon de glisser sans trop déraper, de s’absenter pour mieux revenir. Il ne faut cependant ne pas être dupe : certains, plutôt rares, pensent trouver une façon d’enrichir leur carnet d’adresse : à défaut de les repérer rapidement lors des entretiens préalables (VM, enquêtes et bandeau), ils partent généralement rapidement, mais n’appartiennent pas aux indifférents mais simplement à une erreur de casting. J’assimilerais volontiers l’indifférent à l’élément eau, celle de Pilate, ou bien comme une plasticité à s’adapter, voire à se déformer ; comme un élément nourricier également, prêt, le moment venu, à sortir (ou pas) de l’eau lustrale et cathartique de la mer d’Airain.
L’indifférence peut passer pour une forme dévoyée de liberté, non pas sur un plan moral, dont n’a que faire l’art initiatique, mais par le fait que cette indifférence peut rejaillir à 2 égards sur sa communauté, 1°) en servant de contre-exemple aux autres FF, en particulier peu chevronnés, et 2°) parce que toute indifférence d’un frère délègue à tous ceux qui restent une part supplémentaire de responsabilité dans la conduite de la loge. Cette indifférence fonctionnelle est un luxe que ne se permettent généralement pas les loges à petits effectifs, qui se sentent à raison obligées de venir et a fortiori d’intervenir pour continuer à faire vivre les débats.
A cet égard, l’indifférence est encore plus préjudiciable que l’inassiduité, qui a au moins le mérite peu glorieux de trancher dans le vif. L’humaniste est celui qui met de l’huile dans les rouages ; il est celui dont l’absence à une tenue génère un manque mal définissable, mais en tout cas bien réel. Il faut distinguer l’humanisme spontané, qui est quelque fois une armure, de l’humanisme digéré, confirmé, établi, dont on perçoit sur le long terme l’importance structurelle. L’humaniste est souvent maçonniquement mur, parce qu’il s’agit d’un sentiment travaillé au cours du temps, peut-être plus long à faire émerger que les 3 autres postures.
Être humaniste réclame une tranquillité d’esprit, apporte à une loge des sentiments, une ambiance, il ne se définit pas comme tel, mais c’est l’autre, généralement, qui lui confère cette dignité. On aurait tort de voir chez l’humaniste une forme de déviance anti-intellectuelle ou d’un pis-aller facile à mettre en œuvre. Au contraire, l’humaniste est quelqu’un qui met ses atouts, ses forces et sa personnalité à disposition de l’autre : c’est sa propagation, son émission qui en fait la force. J’assimilerai l’humaniste à l’élément feu, de ce qu’en dit le rituel du 1er degré : « l’humaniste est subsidiaire, dans son sens de second, mais non de secondaire, il est une vision de l’homme par lui-même, il rend l’autre meilleur parce qu’il est déjà lui-même le résultat d’une forme d’aboutissement. L’apparatchik est un mal nécessaire, car sans lui, pas d’appareil. L’apparatchik est médiocre, entendu dans son sens étymologique du 15ème siècle, de « celui qui est, par la quantité ou la qualité, entre le grand et le petit ». C’est sa position qui conditionne sa fonction, car le principal danger qualifiant l’apparatchik, est s’il tente de s’extraire lui-même du mécanisme dont il est le rouage : il perd alors sa crédibilité et peut alors s’égarer, en s’attribuant le rôle d’un censeur ou d’un donneur de leçons.
L’apparatchik ne peut, à travers lui, ne représenter que l’appareil, qui le désigne comme bras armé, et c’est là le danger : l’apparatchik peut outrepasser ses prérogatives lorsqu’il tente de tordre la loi à ce qu’il pense utile. Or, l’appareil est trop important pour être confié aux seuls apparatchiks, comme d’ailleurs aux seuls humanistes, créatifs et indifférents. L’appareil étant un subtil équilibre, J’ajouterais, avec un brin d’ironie, et pour en connaître quelques-uns qu’il faut être intelligent, mais pas trop, sans quoi risque-t-il d’effrayer ses semblables.
Le créatif, enfin, doit en premier lieu confiner à l’humilité, non pas sur le plan moral, mais parce qu’un frère qui se sent en adéquation avec ce qu’il produit ne ressent pas le besoin de se manifester outre mesure, car l’humilité n’est pas une qualité, simplement un constat, la prise de conscience que la fonction ne dépasse pas l’organe. Le créatif ne doit pas être, en tout cas dans l’initiatique, quelqu’un de brillant, cette brillance illustrant une perte de lumière, car une trop forte lumière aveugle, non seulement lui-même, mais surtout ses congénères.
En fait, le créatif se doit de remiser au garage l’ostensibilité de l’humaniste ; la condescendance de l’apparatchik, et l’abandonisme de l’indifférent. Le créatif effraie l’apparatchik, qui y voie une forme dangereuse de domination naturelle. J’assimilerais le créatif à l’élément air qui, comme nous l’illustre le premier voyage de l’apprenti, peut facilement déstabiliser son auteur. Car, autant les 3 autres qualités sont facilement délimitables à celui qui les porte, autant la création peut échapper au créatif si elle se voit trop belle.
Tout ceci explique en quoi l’initié est différent du profane, non pas qu’il possèderait des qualités particulières, mais plus simplement qu’il se doit de les nuancer, afin de se les approprier pour le bien commun.
Thierry Didier.