Jean-Francois Guerry
Il nous offre un texte nostalgique sur un voyage en Bretagne, dans un temps où les tests covid n'étaient pas d'actualité, un texte à lire au coin du feu après 18h 00.
Les Bretons seront ravis et peut-être une belle découverte pour les autres.
Jean-François Guerry.
le site à découvrir de Joël Goffin :
Paris en vacances ― Les Côtes de l'Océan ― Lorient et la Statue de Brizeux ―
Port-Louis ― La Pêche de la sardine ― Manoeuvres militaires ― Quimper et
Quimperlé ― La Foi des Bretons ― 3 septembre 1888
Après un pèlerinage littéraire au tombeau de Chateaubriand, à Saint-Malo, nous voici en route pour Lorient, au cœur de la Bretagne, la ville où naquit et vécut souvent Augustin Brizeux, et l'actualité de ce voyage dérivait pour nous de l’inauguration prochaine, le dimanche 9 septembre, d'une statue commémorative en l'honneur du poète de Marie et des Bretons.
Au départ, nous traversons Rennes, une grande ville de province bercée dans la tristesse bonne des cloches paroissiales.
Les trains sont bondés : peu de touristes lointains, mais une foule de petits bourgeois du département qui se sentent quand même des ailes et veulent s'envoler, hannetons que retient par la patte le travail quotidien et qui n'ont que le dimanche, comme un fil trop court, pour aller villégiaturer aux environs. Oh ! Les amusants dialogues, les extraordinaires conversations : un croisement de M. Perrichon et de Joseph Prudhomme. On cause du général Boulanger, naturellement ! Tous les lieux communs sont brandis l'un après l'autre sur la politique, l'Allemagne, les élections, la Chambre,« une Chambre de fainéants », observe le bourgeois qui nous délecte particulièrement, et il termine par cette phrase stupéfiante, en pilonnant l'air de son parapluie : « Et je leur dirais à eux-mêmes, s'il le fallait !... ». O Labiche, mon pauvre maître, voilà une force comique qui vous aurait rendu jaloux.
Heureusement qu'à la gare suivante mon excellent homme descend du train d'un air de dire : « J'ai bien parlé ! » et s'en va tout heureux pêcher à la ligne, qui sera vraiment ici conforme à la définition qu'on en a donnée : un bâton avec une bête à chaque bout.
Le train nous emporte à présent, seul, à travers un pays étoffé de verdure et riche de moissons qui rutile sous le soleil dans le cadre des portières. Ça et là apparaît la Vilaine, arrivant comme nous de Rennes et se dirigeant vers la mer, une tournante et limpide rivière qui ne mérite pas son nom et baigne, au contraire, avec joliesse une vallée abritée par des collines et des rochers évoquant un peu les paysages de la Meuse belge.
Les heures passent ; nous roulons vers la Bretagne, car le terrain peu à peu s'allonge en landes plus sauvages où quelques plants de blé noir, lequel, par parenthèses, a des fleurs toutes blanches, dont les bouquets compacts tremblent au vent comme une neige vacillante. Seuls les grains sont noirs et servent à la confection de galettes et de crêpes qui sont célèbres dans ces cantons.
Une halte à une gare encombrée d'une foule bariolée arborant déjà les costumes du pays. Qui a dit que les costumes anciens des vieux Bretons disparaissaient ? Et tous ceux-là qui sont venus ici en pèlerinage, car nous sommes à Sainte-Anne d'Auray ; voilà là-bas, dans les terres, le clocher de la chapelle et, ici-même, le bâtiment de la gare est surmonté d'une statue de la sainte. Tous ceux-là qui reviennent des offices avec des scapulaires, des médailles bénites, ont-ils abandonné les traditionnels habits de leur race ? Certes, quelques modifications de détails sont introduites peu à peu ; les femmes n'ont plus autant les broderies d'or et d'argent d'une richesse si fastueuse ; elles les remplacent par des galons de velours et des dentelles au crochet, au lieu des fines dentelles bretonnes d'autrefois ; mais, pour celui qui passe et regarde en artiste, l'impression d'ensemble demeure, surtout grâce à ces adorables et capricieuses coiffes en tulle brodé et en mousseline empesée dans lesquelles les plus riches glissent en outre de larges rubans bleus. Les hommes aussi ont gardé leur caractère patrial, tous les jours rasés, la veste en velours pailletée de boutons clairs qui sont comme des sequins1, coiffés de chapeaux ronds avec une boucle et des rubans qui pendent derrière. Leurs profils brunis de médailles nous ont évoqué cette autre population maritime, inviolée aussi, les rudes Zélandais de l'île de Walcheren, qui gardent de même les costumes des ancêtres, leur âme et aussi leurs immenses cheveux, comme a dit Brizeux2. Car c'est lui dont le souvenir ici obsède incessamment. « Il aimait son pays et le faisait aimer »,
1 Ancienne monnaie vénitienne.
2 Auguste Brizeux (1803-1858) : poète romantique breton. Comme il a dit lui-même, et avec une telle intensité il l'a reproduit dans sa réalité poétique qu'on croit avoir déjà vu les paysages et simplement les reconnaître. A chaque pas on retrouve un de ses vers qui s'adapte à tel site, à tel personnage, à telle végétation, à tel souvenir de pierre rencontrés en ces inviolés cantons d'Armorique, où tout est traditions, légendes, poésie. Oh ! Les doux poèmes où revit toute la Bretagne, terre de granit recouvertes de chênes, avec ses brunes paysannes, ses chastes idylles, ses profondes croyances, ses pardons et ses foires, ses souvenirs druidiques et celtiques flottant, dans la lande, autour des dolmens et des menhirs !
Aujourd'hui son pays lui rend son amour en un peu de gloire posthume, et pour que le souvenir durable s'en atteste la ville de Lorient lui décerne une statue.
C'est dans un joli square, tout au bout de Lorient, qu'elle va être inaugurée par des discours de Renan et de Jules Simon, présidents à Paris de l'association bretonne-angevine, et aussi par une poésie
de François Coppée3, sans compter les danses au biniou qu'on y organisera comme on l'a fait à l'inauguration de la statue de Massé, l'auteur de Galathée et des Noces de Jeannette, un lorientais aussi, statue en marbre de Mercié qui s'élève devant le Théâtre. Pour Brizeux on a construit un piédestal original, des pierre brutes, des morceaux de granit apporté de la lande, entre lesquels on plantera des genêts d'or et des bruyères roses, comme un souvenir du pays et de la paroisse d'Arzano autour du bronze où il revit. A côté de ce tranquille jardin s'allonge le port de Lorient, car la ville, qu'on croirait sur la mer, d'après l'indication des cartes de guides, communique seulement avec elle par un long chenal d'une largeur de fleuve. De l'autre côté c'est le Scorff, dans lequel trempent toujours des poulies et du bois qui doivent servir à la construction des navires. Même quand nous y étions les chantiers étaient en pleine activité. On venait d'y achever un nouveau cuirassé : le Formidable, avec un équipage de 700 hommes. Du reste toute la ville est occupée par les travaux de la marine : fusiliers, artilleurs, marins, navires, canons. C'est un port de mer important, où on a la sensation d'un pays vraiment militaire, (impression d'ailleurs qu'on subit partout, maintenant, en voyageant en France), d'un pays qui sans cesse travaille, manoeuvre, combine, expérimente pour la défense de ses provinces et ses côtes. De plus, la discipline y est devenue sévère :
C'est ainsi qu'à Lorient il faut avoir autorisation de l'état-major pour visiter l'arsenal, les chantiers ou l'intérieur du port militaire, où sont cuirassés et torpilleurs. Pour les étrangers, c'est différent : sur interrogation si j’étais
Français, j'ai répondu sans calculer que j'étais Belge, ne voulant pas renier mon pays. Cette franchise m'a valu de ne pas pouvoir visiter le port militaire, ni les navires de guerre, ni rien du tout, seul le ministre de la marine aurait pu m'y autoriser ; pensez un peu : si j'allais livrer à la Belgique les secrets de la flotte française ! Les jours suivants le même appareil militaire d'exercices et de manoeuvres continuels nous a poursuivis encore dans l'île de Port-Louis, le coin du littoral où fut interné en 1836 le prince Louis-Napoléon4. Ici, sur tous les bateaux, les quais, dans les rues et dans la rade, une seule chose préoccupe : la sardine.
Allons à Lorient
Pêcher la sardine,
Allons à Lorient
Pêcher le hareng.
Il paraît que le hareng n'y est qu'approximativement, comme la rime, mais en revanche les sardines y sont aussi nombreuses que les étoiles du ciel. Des centaines de barques avec leurs voiles lie de vin rentrent à la marée haute et, dans la cale, des milliers de petits poissons argentés.
3 François Coppée (1842-1908) : poète parnassien, dramaturge et romancier.
4 Futur Napoléon III.
Au reste, la pêche aux sardines est facile et peu compliquée. On met un filet à la traîne, à l'arrière des chaloupes ; il est garni de liège à la ralingue5 supérieure, de manière à flotter à la surface des flots, tandis que du plomb, à la ralingue inférieure, enfonce à 10 ou 15 mètres dans l'eau toute la longueur du filet, comme un obstacle où viennent buter les poissons pris aux mailles par les ouïes, et qui s'y fixent comme de petits couteaux luisants dardés sur une muraille flottante.
Pour les attirer en grand nombre, on jette aux alentours un appât qu'on appelle la rogue, composé d’oeufs de morue, de frai de poisson, de têtes de sardines. De temps en temps on retire le filet, qu'on secoue dans la barque, où les sardines tombent d'elles-mêmes, car il n'y faut pas porter les mains, c'est une condition essentielle pour qu'elles soient bonnes et puissent se conserver.
Quand les barques rentrent, des marchandes en emportent de suite vers Lorient, dans des mannes, par centaines, qu'on saupoudre de sel et qui seront mangées ainsi tout à l'heure, fraîches et crues, ou bien cuites sur le gril, ou encore bouillies en une soupe-potage aux sardines, qui est, paraît-il, un vrai régal de gourmet.
Mais la plupart sont vendues en masse ; de suite, aux fabriques de sardines à l'huile : vous connaissez les bonnes marques, celles de Lorient, dont en réalité les établissements sont ici, à Port-Louis. Les prix offerts par les usines, qu'on appelle ici des fricasses de sardines, sont annoncés, de loin, aux pêcheurs rentrants, par des drapeaux hissés dont la couleur signifie un prix différent, le prix par mille qui est variable comme une cote de la Bourse. Tout dépend de l'abondance de la pêche : c'est tantôt 7 ou 8 fr. le mille pour la belle qualité ; tel est même le prix moyen, qui parfois, les semaines de grande abondance, descend jusqu'à 30 et 20 sous le mille.
Pauvre métier en vérité pour les hommes de mer, qui sont cinq à monter une barque, en doivent la redevance au patron ou armateur et se partagent ce maigre gain, en risquant chaque fois leur vie. Les directeurs de fricasses, eux, doivent faire de jolis bénéfices, vendant 50 centimes et 1 franc des conserves de 6 ou 8 sardines qu'on n'a que la peine d'arroser d'huile et de mettre en boîte.
Triste pays de gens pauvres, ignorants, sauvages, casaniers, surtout dans la petite presqu'île en face, Gâvres, dont les 1,400 habitants vivent uniquement de la pêche de la sardine ! Ils n'ont jamais fait d'autrevoyage que celui de la mer. Un marin, vieux déjà, nous disait dans une auberge n'avoir jamais mis le pied dans un wagon de chemin de fer, et les gens de la maison aussi, et tous les gens du village. Ils ne sortent vraiment pas de l'ombre de leurs clochers. Triste pays, plein de sauvagerie grandiose pourtant ! Triste auberge où coule un cidre pâle comme leur vie, sans confort, sans meubles, sans même dans un coin lavieille horloge tricotant l'heure ! Ici l'heure pour eux de dormir et de veiller se base sur la marée, dont il faut profiter quand même, malgré la nuit et les ténèbres.
Comme ses pêcheurs sont loin de tout ! Comme tout est loin d'eux ! Nous leur parlons de Paris et de ce qu'ils en connaissent, de ce qu'ils en racontent. ― « Oh ! On ne parle pas ici... » fait le vieux en retombant dans sa songerie, quelque chose sans doute comme ce que Leconte de L’Isle attribue aux bœufs mélancoliques : un rêve intérieur qu'ils n'achèvent jamais !
***
Mais ces mélancolies s'évaporent vite au souffle du large, car ici, au bout de l'île, c'est enfin l'océan
Atlantique tout entier qui s'arrondit tumultueux dans un horizon vaste et nu. Pas d'îles ni de récifs à fleur des vagues, pas de voiles sur le désert d'eau illimité, infranchissable. Ce n'est plus l'étendue bleuissante de la Manche que nous avons vue à Saint-Malo, coquetant en dentelles d'écume au long des golfes. Ici l'eau est dense, avec des bonds farouches, d'une couleur grise uniforme et terne, couleur des ciels de novembre et couleur des pierres de tombes. Oh ! l'immense cimetière dont chaque vague est un tertre s'éboulant, et qui même la nuit, toute phosphorescente, doit encore avoir l'air de rouler des cadavres d'étoiles !
5 Cordage.
Sinistre et beau spectacle, celui de cet infini d'eau, vu du haut d'une falaise de rochers noirs en surplomb de la mer, parmi cet abandon et ce silence d'un village mort où l'on peut vraiment se croire un moment seul au monde.
***
Mais tout à coup l'air est déchiré d'un déchirement atroce, et tout au loin, à des lieues, en pleine mer, une gerbe d'eau colossale s'élève en écumes secouées. Puis une seconde, puis une troisième détonation, d'autres encore, sans que jamais on voie la trace des boulets, car ce sont des boulets qui vont s'abattre ainsi au bout de l'horizon, à peine sortis de ces énormes canons, noirs, parmi les talus monotones des remparts noirs et luisants comme des otaries. Épouvantable bêtes de bronze aux hurlements répétés qui ont l'aird'appeler d'autres bêtes qui plongeraient là-bas et souffleraient de leurs narines, pour signaler leur présence, des colonnes d'eau plus hautes que les grands mâts. Toute la journée les exercices d'artillerie et de tir à longue distance se poursuivent ainsi, mêlant à la tristesse naturelle et si émouvante de ce pays la pensée
des prochaines guerres inéluctables, comme si la terre ici n'avait pas déjà assez d'être en guerre avec l'Océan, d'être à sa merci nuit et jour, de lui fournir ses hommes comme esclaves, pour n'obtenir, en échange de son asservissement, qu'une menue monnaie d'argent, les sardines !
***
A l'intérieur du pays, dans le coeur du Finistère, l'impression s'adoucit et incline à des sensations de nature
plus reposées.
A rebours des villes qui communiquent avec la mer, comme Brest et Lorient, et accaparent l’activité et les richesses de la contrée, les villes terriennes somnolent et vieillissent avec leurs parures d'autrefois et leurs souvenirs. Bannalec tire son charme du costume maintenu de ses femmes, qui offre cette particularité d'un grand col, tuyauté, aux plis multipliés, qui recouvre, à l'entour, presque tout le corsage comme un large éventail de linge. Ci et là des calvaires d'une architecture fouillée et superbe, celui de Pleyben et surtout le calvaire de Plougastel, en forme d'arc de triomphe, qui date de 1600, avec des bas-reliefs sur la frise et plus de deux cents personnages figurant le drame de la Passion.
Ainsi d'un bout à l'autre du pays d'admirables monuments religieux attestent la démonstration6 et fervente croyance des Bretons. A Quimper surtout, que de vieilles et imposantes églises : celle de Saint-Corentin
avec le roi Graldon à cheval, au seuil ; celle de Locmaria, qui date du XIe siècle.
A Quimperlé, c'est l'église Saint-Michel avec ses pierres verdies, ses portails ciselés, ses niches où subsistent des formes et des faces à demi rongées de saints et de patrons, aux gestes cassés. A l'intérieur, on célébrait un mariage quand nous y entrâmes. Oh ! la ferveur de ce peuple, les yeux confiants de la mariée, agenouillée au banc de communion, vers Sainte-Anne, la grande invoquée du pays, au cou de laquelle elle va aller en tremblant, comme c'est la coutume, suspendre ses fleurs d'oranger qu'elle porte elle-même en collier, et pendant que les chantres et les enfants de choeur psalmodient en sons aigus des cantiques qui ont je ne sais quel air d'un appel de mousses chantant, ― pour ce jeune couple en partance vers la vie et la mort ―, l’appel des équipages dans la Baie des Trépassés :
Ma barque est si petite et la mer est si grande !
6 Coquille possible : « démonstrative ».