LE DROIT À L’ÉPOCHÉ.
Un des droits fondamentaux est celui de la liberté d’expression, nous le défendons avec vigueur est c’est bien. Mais nous avons sous la dictature de la rapidité de l’information, renoncé à notre droit à l’époché qui est celui de suspendre notre jugement le droit de ne pas savoir. Au risque de passer au mieux pour un naïf, au pire pour un idiot inculte. Dans une société de la communication permanente.
L’époché attribuée aux stoïciens les philosophes du Portique, ceux qui prônaient pour une morale vertueuse entre les colonnes du temple, cette époché est aussi celle des sceptiques, qui n’ont rien à voir avec les complotistes dont le doute est négatif et destructeur, et qui se servent des nouvelles technologies de la communication pour diffuser les théories négationnistes.
L’époché est à relier avec le doute constructif, celui de Descartes. Dans notre société, nous n’avons plus le droit de ne pas savoir, on doit répondre, sur tout et tout de suite.
Chaque matin sur les chaînes d’information, les journalistes doivent créer l’événement, surtout quand il n’y a rien à dire, il faut du Buzz. Ils tendent leurs micros, à qui veut les prendre, et cela ne manque pas. Le jeu est de poser des questions sur des problèmes complexes souvent non résolus depuis des années auxquels les invités doivent répondre par oui ou par non et rapidement s’il vous plaît entre deux spots publicitaires.
L’hésitation, le doute quand il est débusqué fait même de l’audience ! Répondez ! mais répondez ! Oui ou non, oui ou non ? L’invité est acculé dans un coin du ring, il essaye d’échapper aux coups de poing de son adversaire, si le boxeur est un professionnel, il esquive, il retarde le coup, il attend que la cloche sonne la fin du round, il consulte fébrile le chronomètre, il attend la pub de la délivrance, s’empêtre dans sa langue de bois.
Si l’imprudent qui connaît un peu le sujet, ose dire sa vérité, il est cloué au pilori comme le poète où alors astucieux il cède à l’opinion générale ambiante, las il devient non pas populaire mais populiste.
Répondez ! Mais répondez enfin ! épuisé il ose répondre je ne sais pas. Immédiatement il est placé dans la liste des incompétents, des inutiles, il ne sera sélectionné pour un nouvel entretien il ne fait pas assez de buzz, d’audience, de nos jours la vérité et l’humilité on n’aime pas.
Malheur donc à celui qui suspend sont jugement, malheur à celui qui doute, il appelle à son secours les sages stoïciens ou Descartes mais ils ne sont plus là.
Marylin Maeso normalienne agrégée de philosophie dans un article du magazine Lire, écrit à peu près ceci « Nous n’avons pas le temps de distinguer entre le fait et l’opinion. L’opinion surgit brute de décoffrage sans se soucier de sa pertinence. Le temps n’est pas de suspendre son jugement, de ne pas adhérer aveuglement à la première idée qui nous passe par la tête, à la moindre perception qui nous saute aux yeux. » Non le temps n’est pas « de prendre le temps d’examiner chacune de nos représentations afin d’en déterminer les valeurs. » On ne doit surtout pas rester ne serait-ce qu’un instant stoïque et réfléchir.
Pourtant dans les Loges maçonniques c’est une attitude encore en vogue, que d’écouter en silence les avis, les opinions dans leur diversité, de n’en rejeter aucune sans l’avoir fraternellement examinée, la mesurer, de ne pas la prendre pour argent comptant, de se faire en connaissance son jugement.
Eh bien non comme le dit Marylin Maeso aujourd’hui le temps est à l’utracrépidarianisme.C’est-à-dire de donner son opinion sur n’importe quel sujet sans prendre la peine de s’instruire auparavant, c’est une forme de cuistrerie.
Les réseaux « dits sociaux » où les gens ne se rencontrent jamais sinon virtuellement et anonymement, et les chaînes dites « d’informations » qui délayent la même idée pendant toute une journée sont des bêtes assoiffées, qui après s’être repus de mauvaises boissons, s’empresseront de railler le lendemain la mauvaise qualité du breuvage.
On ne réfléchit plus, on a des réflexes. Il suffit d’observer le journaliste qui trépigne devant son interlocuteur qui ne répond pas immédiatement, il pense à l’aiguille de l’audimat qui baisse dangereusement. Il réagit répondez ! répondez ! Si le silence ne se fait ne serait-ce qu’un instant, le temps de la réflexion, cela devient suspect, il n’a pas répondu tout de suite, est-il sincère ? Un cinglant répondez alors ! Revient mettre la pression, allez il ne nous reste malheureusement que deux minutes concluez !
Le silence est décidemment mal vu, on se demande pourquoi dans nos loges maçonniques il est obligatoire ? Je vous laisse le temps de la réflexion et même de suspendre votre jugement, on ne peut pas tout savoir et tout de suite.
Jean-François Guerry.
Note : référence à l’article de Marylin Maeso du Magazine Lire de Novembre 2020-
Et si nous vivions dans une société bavarde où le dialogue n'existe plus ? Marylin Maeso, jeune philosophe camusienne, y voit un vrai danger. Polémiques systématiques, procès d'intention, culture de l'esquive... : médias et réseaux sociaux se prêtent de plus en plus à un étrange jeu du silence, sorte d'accord tacite par lequel les camps adverses en arrivent à conspirer à leur insu pour créer un univers caricatural où la communication est rendue impossible. Où l'on trouve des mascarades de débat à foison, où tout est joué d'avance, et où il s'agit bien plus de cataloguer péremptoirement l'adversaire afin de délégitimer son propos que d'écouter ses arguments et d'y répondre. Dans cet ouvrage décapant, Marylin Maeso analyse les mécanismes et les enjeux de ce phénomène. Pour elle, le fait que notre époque soit à la fois celle de l'hyper-connectivité et celle de la substitution de la polémique au dialogue n'est pas le moindre de ses paradoxes !