UNE SOCIÉTÉ DU BOUC-ÉMISSAIRE ?
En ce début de rentrée maçonnique où les masques au sens propre comme au sens figuré commencent à tomber, je m’interroge sur l’état de notre société, où les agitateurs de haines de toutes sortes remplissent l’espace médiatique.
Parallèlement, en contrepoint nous percevons quelques appels au secours se réclamant de l’esprit des Lumières, expression minimaliste pour caractériser le siècle des Lumières. Ce siècle qui vit naître notre devise républicaine que la Franc-maçonnerie a fait sienne ou a initié peu importe. Devise mise à mal par les extrémistes de toute sorte qui avec ruse, avec métis disaient les antiques s’efforcent de détourner en réclamant sa pureté !
C’est l’avocat Maximilien Robespierre qui en 1790 dans un discours sur l’organisation des gardes nationales propose l’inscription de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » sur les uniformes et les drapeaux, sa proposition sera rejetée. L’on connaît la suite de ce chantre de la pureté de la pseudo liberté, la terreur et sa chute sur l’échafaud.
Aujourd’hui nous subissons une forme de terreur médiatique, une déviance du concept de Liberté, cela nous amène à réfléchir à l’inversion des termes de notre devise en mettant la Fraternité en premier, l’Égalité en second et la Liberté enfin qui couronnerait le tout et ajouter le mot Solidarité qui renforcerait la Fraternité lui donnant une application pratique. Lourde tâche, quand on pense qu’il a fallu 90 ans presque un siècle de discussions pour qu’apparaisse en 1880 l’inscription de la devise sur les frontons des édifices publics de notre république et que cette devise figure dans les constitutions de 1948 et 1958. Un ADN républicain disons nous maintenant, peut-on parler d’ADN quand la genèse de la révolution a eu lieu en 1789 !
Force est de constater que la Liberté est bien assise dans notre république ou le « je » et le « moi » sont érigés en totem, trop souvent au détriment du « nous » et du « il » de la Fraternité et de l’Altérité.
La souffrance des travailleurs qualifiés récemment « d’invisibles » en témoigne chaque jour. Certes on ne peut pas fractionner la devise et ses concepts, mais peut-être en moduler la hiérarchie et nous interroger sur notre responsabilité personnelle vis à vis de l’autre, des autres.
La haine de l’autre qui se répand vise a éliminer sa différence, pour les francs-maçons qui ont prêtés serment d’allégeance aux valeurs de leur ordre initiatique et fraternel, cette haine de l’autre, ce refus des différences est intolérable. L’autre est autre, il n’est pas mon ennemi, ni mon contraire, sa différence ne me réduit pas, ne me cloisonne pas, elle m’enrichit disait Saint-Exupéry. Quand la haine de l’autre prend le pas sur la Fraternité, ma Liberté est en sursis, un jour je serais l’autre : « Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ... je n’étais pas syndicaliste. Quand… je n’étais pas juif. Quand… je n’étais pas catholique. Quand … je n’étais pas protestant. Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour dire quelque chose. » (Pasteur Martin Niemöller)
Nous entrons dans une société du bouc-émissaire dont René Girard disait, qu’il permet de transformer : « Le tous contre tous » en « tous contre un ». Le danger de cette société des boucs-émissaires est la destruction de la société elle-même, on ne peut pas faire avec des boucs-émissaires une société juste et fraternelle. La rencontre et le partage avec l’autre est indispensable, c’est même égoïstement notre survie, dans le sens de plus de vie bonne pour éviter la barbarie.
Cela m’amène à une réflexion sur le Yom Kippour, le jour des expiations de la tradition judaïque. C’est le jour où chacun est face à sa conscience, cette cérémonie bizarre où le grand prêtre vêtu de blanc fait face à deux boucs semblables. Le premier choisi est l’élu, le chanceux ! Cela me rappelle les grades maçonniques d’élections. L’élu va être sacrifié à l’éternel ! L’autre sera mené dans le désert avec un émissaire, il reçoit, prend en charge toutes les fautes du peuple, il en prend si j’ose dire plein la tête, quel destin choisir le sacrifice qui nous rapproche du divin ou la souffrance en portant toutes les fautes ?
Cela évidemment nous ramène à la légende de Caïn et Abel, Caïn portera cette souffrance, et que sera sa destinée ? Transformera-t-il cette souffrance en haine jusqu’à la fin de ses jours ? Il dira suis-je le gardien de mon frère ? Suis-je responsable de mon frère ?
Je pourrais à cet instant convoquer la philosophie d’Emmanuel Levinas ses pensées sur Le Visage de l’autre, l’altérité, la fraternité, la responsabilité vis à vis de l’autre.
Le bouc-émissaire nous réduit à notre individualisme, nous incline à la recherche d’une impossible pureté où se rejoignent tous les fanatismes religieux et politiques, nous empêchent d’admettre que nous ne sommes pas parfaits, que nous le seront jamais, que nous sommes seulement au mieux perfectible.
Cela nous met mal à l’aise à l’instar de cette phrase de notre hymne national la Marseillaise comme le fait remarquer justement Delphine Horvilleur : « Marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons. »
Grandir, se grandir ce n’est pas être pur et rejeter les autres, c’est simplement travailler à son amélioration avec humilité, être responsable. Ne pas rendre responsable les autres de tous nos maux, conserver la juste mesure des choses, ne pas faire de notre vie une tragédie. Comme le souligne encore Delphine Horvilleur : « Par une troublante coïncidence, l’étymologie du mot tragédie raconte une histoire intéressante. Tragédie vient de deux mots grecs : « Tragos » et « Odos » le chant du bouc. La tragédie c’est le chant qu’entonnait le chœur lorsque le bouc était sacrifié sur la scène dionysiaque au cœur du culte. »
Je conclurais en disant qu’il faut que chacun puisse dire : Je suis le gardien de mon frère.
Jean-François Guerry.