Ou l'on démontre que les anciens sont plus modernes, que l'on pourrait le croire ! Il me vient une réflexion, l'on a pu observer avec les nouvelles Obédiences qui ont vu le jour ces temps derniers. Leur volonté de se référer aux Anciens, à la tradition, à la pureté originelle de la Maçonnerie. S'auto octroyant un brevet de véracité, et laissant supposer que les autres Obédiences bien plus anciennes s'étaient éloignées de la Tradition, comme une érosion, une dégradation, des règles, il est certain que la tentative constante de réactualisation des rituels génère la possibilité de l'oubli des fondements. Cette simple affirmation vouloir remonter le temps est t'elle suffisante pour justifier la création d'une obédience, malheureusement il s'agit le plus souvent de caser les cadres qui ont été remerciés, lors d'un schisme.
L'article de Jacques Denville loin des polémiques va pouvoir remettre un peu d'ordre, Selon la célèbre devise ORDO AB CHAO, bonne lecture
JFG
Introduction
Au fil de ses lectures ou lorsqu'il écoute une planche un Frère rencontrera nécessairement la notion de Maçonnerie des Modernes et de Maçonnerie des Anciens; membre d'une Loge travaillant au Rite français il découvrira qu'il est rattaché aux Modernes et son frère du R.E.A.A. aux Anciens mais comme l'avertissement qui ouvre son rituel d'apprenti reprend un avant propos du Régulateur imprimé en 1801 selon lequel le Grand Orient a cru devoir en 1785 « ramener la Maçonnerie à ces usages anciens que quelques novateurs ont essayé d'altérer et rétablir ces premières et importantes initiations dans leur antique et respectable pureté » (1) le Frère éprouvera le besoin de comprendre ce qui se cache derrière ces termes de Modernes et d'Anciens.
Pour cela il faut interroger l'histoire générale de la Franc-Maçonnerie. Ensuite il conviendra d'en esquisser les suites dans la Maçonnerie française.
A) Modernes et Anciens: une querelle d'outre-Manche.
C'est à la Saint Jean de l'été 1717 qu'apparait la Grande Loge de Londres et de Westminster, fondée par quatre Loges qui souhaitaient notamment « mutualiser » leurs faibles ressources consacrées aux secours de frères dans le besoin. Si rapidement cette première obédience connut un développement certain il demeure cependant qu'elle ne regroupa pas toutes les loges existantes: son aire d'influence géographique était modeste ( même si très vite elle prit le nom de Grande Loge d'Angleterre), des loges préférèrent garder leur indépendance, d'autres prétendirent relever d'une structure plus ancienne ( la maçonnerie d'York par exemple). Rapidement le pasteur Desaguliers ( qui ne comptait pas parmi les fondateurs) estima que la Grande Loge ne s'imposerait pas sans s'appuyer sur la Gentry et la haute noblesse du royaume, ce qui modifiait sensiblement l'esprit de l'institution ! (2)
Le succès fut au rende-vous! Mais aussi des effets secondaires négatifs: devenue très à la mode, la Franc-Maçonnerie vit affluer nombre de curieux auxquels leur position sociale conférait des positions que ne justifiaient pas forcément leur mérite ! En même temps et parce que « très tendance » la Maçonnerie suscitait des publications nombreuses, les divulgations et des imitations caricaturales !!
En fait de 1730 à 1760 la Grande Loge d'Angleterre est en crise. Déjà en 1722 le duc de Wharton, Grand Maître est surtout connu pour ses débauches et son implication dans de nombreux scandales; en 1739 le Grand Maître élu à 22 ans ! En 1747 c'est Lord Byron
( grand oncle du poète) qui, à 25 ans, devient Grand Maître: constamment absent il ne réunira la Grande Loge que 3 fois en 5 ans ! De 1742 à 1752 45 Loges seront rayées des registres fautes d'avoir donné signe de vie; en 1755 sur 271 Loges répertoriées 199 seulement daignent faire rapport au Grand Secrétariat !!
La multiplication des divulgations compliquent encore la situation; en fait dès avril 1723 paraît « a mason's examination » publiée dans « The Flying Post » (3) mais surtout en
1730 la célèbre « Masonry Dissected « de Prichard: se créent alors des loges sauvages et on voit fleurir aux vitrines des pubs des annonces précisant « ici on fait des maçons pour 2 shilling six pence ». Et profanes informés ou maçons faits grace aux divulgations visites les Loges et surtout sollicitent les caisses de secours et autres trons de bienfaisance !!
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1) Rituel du Grade d'apprenti, Rite français, GLAMF, Maiso du ite français, 31 octobre 2012
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2) Bernard E Jones: La grande Loge dite des Anciens. Villard de Honnecourt n° 8, 1984.
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3) Toutes les divulgations citées ont fait l'objet de publication et d'analyse dans la revue Villard de Honnecourt, particulièrement les numéros 1 à 15.
La Grande Loge tente de remettre de l'ordre et de se protéger des visiteurs indésirables. C'est vers 1739 qu'aurait été prise la décision d'inverser les mots sacrés des deux premiers grades: les « faux » maçons se dénonçaient en utilisant au grade d'apprenti le mot devenu celui de compagnon décision réelle ou prêtée (4) aux Modernes qui va permettre de les accuser de violer la règle de l'intangibilité des usages maçonniques....
C'est cette même année 1739 en effet qu'est apparu un Comité réunissant 6 Loges indépendantes constituées essentiellement d'irlandais et de quelques écossais, or depuis 1730 le malaise grandissait entre la Grande Loge et des maçons d'origine irlandaise et écossaise qui outre le défaut d'être catholiques dans un pays protestant ( et profondément opposé au « papisme ») avaient émigrés , vers Londres particulièrement pour échapper à la misère à laquelle chez eux la présence de l'anglais n'était pas totalement étrangère
( notamment en Irlande). Les Loges anglaises s'étaient refusées à recevoir ces étrangers, hérétiques et de rang social médiocre !
Le 17 juin 1751 les 80 membres, la plupart irlandais, artisans ou commerçants des six Loges décident de transformer le Comité en une Grande Loge : la Très Ancienne et Honorable Société des Maçons Libres et Acceptés.
Un tournant intervient en 1752 avec l'arrivée en qualité de Grand Secrétaire de la nouvelle Grande Loge de Laurence Dermott (5). En 1756 il publie Hahiman Rézon (6) qui constitue en fait pour la nouvelle obédience le pendant des Constitutions d'Anderson pour la la Grande Loge; cependant c'est seulement dans la deuxième édition en 1764 que Dermott que en quelque sorte définir ce qu'est la Maçonnerie des Anciens en détaillant ce qu'il reproche à la 1° Grande Loge qui qualifie des « modernes »..... Les expressions sont nées: Modernes et Anciens, une terminologie paradoxale puisque les Modernes sont nés en 1717 et les Anciens en 1851 ! Soulignons qu'il ne s'est pas s'agit d'un schisme puisque les fondateurs des Anciens n'avaient jamais appartenu à la 1° Grande Loge.
Quels sont les reproches faits aux Modernes ?
D'abord d'avoir inversé les moyens de reconnaissances ( on vient de voir que ce n'est pas prouvé)
d'avoir supprime les prières ( reproche non fondé, on le sait maintenant) d'avoir déchristianisé les rituels ( pour être « plus universel »)
d'avoir négligé les fêtes de l'Ordre, particulièrement aux deux Saint Jean
était en fait
d'avoir négligé de préparer les candidats dans les formes
d'avoir abréger le rituel en négligeant les « lectures » ( nos catéchismes) d'avoir omis systématiquement la lecture des Anciens Devoirs
d'avoir supprimé sauf pour le tuileur le port de l'épée lors des initiations ( elle est en
usage en Irlande et à Bristol)
d'avoir abandonner la cérémonie d'installation du Vénérable
d'avoir changé la disposition des trois Grandes Lumières et des surveillants d'avoir supprimé l'office de diacre.
Cette inversion est aujourd'hui remise en cause par les historiens: à l'époque 1° et 2° grades se donnaient au cours d'une même tenue, (les mots étant en réalité un jeu de question/réponse comme le montre clairement la divulgation de Prichard) et les divulgations qui citaient les mots ne les attribuaient pas à l'un ou l'autre grade, ce qui enlevait tout intérêt à l'inversion. C'est lorsque se généralisera le grade de maître qu'apparaitra la nécessité « d'organiser » chaque grade, d'autant que le 3° se construira en puisant abondamment dans le 2°. Sur ces questions lire René Desaguliers dans Renaissance Traditionnelle n° 75/76, année 1988.Et « Les trois grands piliers de la franc-Maçonnerie », Desaguliers et Dachez, éditions Véga, 2011.
Dermott est né en 1720, il est artisan peintre. Initié à Dublin en 1740- Loge 26- il émigre en Angleterre dans les années 1747/48
L'auteur ne s'est jamais expliqué sur le sens de ce titre; de multiples possibilités ont été examinées, la plus courante étant « aide à un frère »; aucune ne convainc! Dermott a peut-être, en bon propagandiste, seulement suscité questionnement et inrérêt.
La multiplicité des reproches permet de comprendre qu'il ait fallu 60 ans pour rapprocher les points de vue!
Toutefois il ne faut pas imaginer un conflit violent amenant les frères à s'opposer durement. Certes les directions respectives des deux obédiences ne ménageaient pas les condamnations réciproques et les interdictions de se visiter mais « la base » respectaient peu les instructions; aucun rituel écrit n'existait et les pratiques rituelles des uns et des autres étaient suffisamment proches pour que chacun se fréquentent; d'autant qu'aucune administration centrale n'était suffisamment organisée ou efficiente pour exercer des controles et sanctionner les manquements. D'ailleurs il était fréquent que l'exemple vienne de haut de fréquentations prohibées: ainsi Thomas Dunkerley, grande figure et dignitaire de premier des Modernes introduisit-il le degré de Maître Maçon de la Marque chez les Anciens en le conférant au Grand Maître des dits Anciens.
En réalité la querelle fut souvent plus vive dans les « filles » des deux Grandes Loges anglaises, particulièrement dans les colonies américaines mais aussi sur le continent, à Vienne, Berlin, Namur pour ne citer que les points les plus « chauds ».
Les Anglais ont une solide réputation de pragmatisme et entre gens de bonne compagnie (7) les discussions sont toujours possibles. D'autant que les Modernes manifestèrent leur disposition pour peu qu'on ne remette pas en cause leur rang de 1° Grande Loge. De leur
coté les Anciens étaient conscients que le rapport de force leur était défavorable: en 1771 74 loges à Londres, 83 en province et 43 outre-mer pour 157 à Londres, 163 en province et 100 outre-mer pour les Modernes (8). Dans les années 1794/1797 les esprits sont ouverts à un rapprochement mais un durcissement des Modernes en 1803 bloquent la situation. Un pas décisif est fait en 1809 lorsque Lord Moîra, Grand Maître des Modernes déclarent que les mesures prises contre les « irréguliers » dans les années 1730/1739 n'étaient plus nécessaires et qu'il convenait de « revenir aux anciens landmarks de la société » ce qui était implicitement reconnaître qu'ils avaient été négligés. Une Loge dite de promulgation est installée le 21/10/1809 qui va successivement réintroduire les diacres, les fêtes des Saint Jean, la cérémonie d'installation du Vénérable. En 1810, en réponse, les Anciens crée un Comité d'étude qui conclut à la nécessité d'une union fondée sur des principes « d'égalité, honorables pour les deux parties, surtout préservant les landmarks de l'Ordre »
Un événement va accélérer les choses: ce sont deux frères de sang qui vont être en même temps Grands Maîtres des deux obédiences: le duc de Sussex pour les Modernes, le duc de Kent pour les Anciens: le 21 novembre 1813 sont signés à Kensington Palace
( résidence royale) l'Acte d'Union.
En 21 articles dont le plus célèbre, l'article 2, stipule qu'il est déclaré que « la pure ancienne Maçonnerie consiste en trois degrés et pas plus, ceux d'apprenti, compagnon et de maître maçon incluant l'Arche royale » (9)
Le 27 décembre 1813, à la Saint Jean d'hiver, une tenue de Grande Loge entérine l'acte d'union et proclame la Grande Loge Unie d'Angleterre dont le duc de Sussex est élu Grand Maître.Une Loge particulière est chargée de « promulguer et de préciser le système pur et sans altération de rituel et de cérémonie que la réconciliation permettait »; cette Loge portera d'ailleurs le nom de Loge de réconciliation. Dès 1816 elle fait entériner son travail par une tenue de Grande Loge et il est crée des Loges d'instructions dont le rôle est de faire des démonstrations des pratiques retenues aux Vénérables et surveillants des Loges; la plus célèbre est l' Emulation Lodge of improvement, qui a donné son nom au Rite Emulation et se réunit depuis 1823 chaque vendredi à 18 heures au Masonic Hall de Londres.
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1) Dès 1756 les Anciens eurent systématiquement pour Grands Maitres des hommes de la plus haute noblesse
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2) Jean François Var, Hahiman Rézon et la Grande Loge des Anciens, Villard de Honnecourt n° 15, année 1987.
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3) degré « complémentaire « au 3° degré ou grade organisé autour de la reconstruction du Temple de Salomon au cours de laquelle est retrouvé un secret perdu ou inutilisable depuis ce 3° degré ou grade.
La querelle des Modernes et des Anciens était close, à dire vrai pour le plus grand bénéfice des Anciens mais ceci est une autre histoire (10)
B) MODERNES ET ANCIENS DANS LA MACONNERIE FRANCAISE.
L'implantation de la Franc-Maçonnerie en France est avérée à partir des années 1725/1730. donc à une période où n'avait pas débuté la querelle des Modernes et des Anciens. La Maçonnerie pratiquée par les toutes récentes Loges françaises était celle que connaissaient nos frères anglais et cela pour la raison très simple qu'il n'y en avait pas d'autres à ce moment là; le fait que les premières Loges aient été fondées par les tenants du prétendant stuartiste exilé en France ou par des partisans de la dynastie hanovrienne désormais sur le trône importe peu: les uns et les autres pratiquaient la même et unique maçonnerie; on sait d'ailleurs que les deux groupes fondèrent des Loges fréquentées indifféremment par les frères et tout particulièrement les frères français qui ne soutenaient pas plus une cause que l'autre; très vite d'ailleurs ces frères fondèrent des Loges .
Les premières divulgations nous renseignent sur les pratiques françaises d'alors: en 1737 le lieutenant de police Hérault fait diffuser une brochure « La réception d'un frey- maçon » : le mot J... accompagne bien le signe et l'attouchement d'apprenti et le mot B... celui de compagnon et cela conformément aux prescriptions des premiers catéchismes maçonniques anglais (11); la différence avec la pratique anglaise tient sans doute à notre cartésianisme qui ne pouvait se satisfaire de l'ambiguïté des divulgations anglaises: en France si les deux premiers grades sont généralement reçus lors d'une même tenue comme outre-manche alors, les grades ont été « organisés » et un Mot attribué à chacun d'eux. Les divulgations ultérieures sont fidèles à ce système: Le secret des francs-maçons de l'abbé Pérau (1742), Le catéchisme des francs-maçons de Trévenol, en 1744, puis en 1745 L'Ordre des francs-maçons trahis.( une compilation des divulgations précédentes par Pérau.(12)
Ces dates nous rapprochent des années qui virent en Angleterre l'organisation d'une nouvelle Grande Loge. Nous avons vu les reproches faits à la 1° Grande Loge dont les membres étaient qualifiés de « modernes » alors que ne méritaient le nom de maçon que les « anciens » respectueux des usages les plus antiques. Il se trouve que ces Anciens avaient quelques arguments à faire valoir (et nous avons vu qu'en 1813 lors de l'Union leur point de vue l'emportera largement); après tout par exemple sur cette question des Mots les irlandais en Irlande attribuaient B...au grade d'apprenti et J.. à celui de compagnon et les irlandais de Londres, fondateurs des Anciens, estimaient devoir s'en tenir à cet usage.... Plus globalement il leur fallait à leur tour une divulgation qui fit référence! Les Modernes avaient eu la Maçonnerie disséquée de Prichard en 1730, pour les Anciens le texte de référence serait Les trois coups distincts ( 13) L'auteur, anonyme, démontre que la Maçonnerie des Anciens est seule authentique puisqu'elle consacre des pratiques mais aussi des connaissances négligées ou volontairement omis par les modernes: ainsi de l'usage d'introduire le candidat à l'initiation une corde au cou ( le parjure était puni de la pendaison) qui figure dans le manuscrit Dumfries de 1712 ( cf. note 11); l'installation au coin sud-est du nouvel apprenti, là où selon le Dumfries toujours était posé la première pierre d'un édifice; ou encore la référence à la géométrie dont Euclide transmit les secrets aux Egyptiens: les Modernes ignorent ce fait important alors qu'il
10 )Gilbert Rousselin, L'acte d'union de 1813 entre les Modernes et les Anciens;
Villard de Honnecourt n° 8. 1983
Knoops, Jones et Hamer; The early masonic catéchisms, Quatuor Coronati Lodge, 1963.
Patrick Négrier: Textes fondateurs de la tradition maçonnique. Grasset 1996.
The three distinct knocks; traduction et présentation par Gilles Pasquier, Villard de Honnecourt n° 13, 1986.
est explicitement mentionné dans le Régius et le Cooke (14) et bien sur dans le Dumfries. Ce sont là quelques exemples des pratiques qui constituaient la Maçonnerie des Anciens ( peut-être en évoquerons quelques autres plus loin) et on aurait pu imaginer que la querelle des deux écoles allaient passer la Manche !
Et pourtant à l'époque il n'en fut rien. En expliquer les causes nécessiterait un travail d'une autre ampleur que cette modeste fiche mais nous pouvons évoquer quelques pistes: d'abord peut-être que les frères français s'étaient appropriés la Maçonnerie sous une forme certes désormais qualifiée de Maçonnerie des Modernes mais qui leur convenait depuis l'origine et qu'ils ne voyaient aucun intérêt à se jeter dans une querelle étrangère; d'ailleurs et parce que les français préfèrent de beaucoup entretenir leurs propres querelles ils avaient, tout au long de cette période plus des préoccupations en quelque sorte « institutionnelles » que tenant au contenu des rituels et aux usages: l'autorité dirigeante, Grande Loge ou Grand Orient selon l'époque, avait le plus grand mal à définir des règles acceptées par tous, à prendre le pas sur les « loges-mère » qui se multipliaient et tout simplement à assurer son pouvoir sur les Loges qui surgissaient partout. Enfin l'inventivité des maçons français avaient entrainé rapidement la multiplication de grades ou degrés nouveaux qui pour se développer et se répandre avaient besoin d'une Maçonnerie « de base », stable, disponible et satisfaite des pratiques existantes.
C'est d'ailleurs pour assurer cette paix que le Grand Orient décidera dès 1781 de proposer un rituel qui sera mis au point en 1785 et publié en 1801: le Régulateur du Maçon (15). Mais avant de passer du XVIII° au XIX° siècle il n'est sans doute pas inutile de donner une image synthétique de la situation : à partir de 1751 apparaissent les Anciens dont la divulgation de référence est « Les trois coups distincts », divulgation publiée en 1760; la Grande Loge créée en 1717 est dite des Modernes et ses usages avaient été révélés en 1730 dans « La Maçonnerie disséquée »de Prichard . Ce conflit se termine en 1813 par l'acte d'Union globalement favorable aux Anciens. Mais tout cela n'a pas eu d'influence sur en France où, avec quelques adaptations locales, se pratique une Maçonnerie directement inspirée par les divulgations du « type Prichard ». Comme monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les français pratiquent la Maçonnerie des Modernes en toute innocence! Il n'est d'ailleurs pas question à l'aube du XIX° siècle de Rite français, sauf occasionnellement par facilité de langage pour signifier la manière de faire en France
Comment la Maçonnerie de France va-t-elle se retrouver impliquer dans une querelle des Modernes et des Anciens d'ailleurs à une époque où celle-ci est en passe de s 'éteindre outre-manche ? En fait il s'agira moins d'une querelle que de la naissance d'une seconde
« famille » maçonnique qui s'affirmera comme rattachée aux Anciens, ce qui induira que la première famille est elle liée aux Modernes; comme cette nouvelle famille se dit
« écossaise » l'autre sera dite puis se proclamera « française » et son Rite sera le Rite français tandis que les nouveaux venus seront les Maçons du Rite écossais Ancien et accepté. Derrière une terminologie adaptée au temps et au lieu l'histoire anglaise se ré- écrit en France !!
En réalité l'imagination fertile des frères français avaient très tôt permis l'apparition de grades et degrés qui s'ajoutaient à ceux d'apprenti, compagnon et maître. Dès 1743 on signale des maçons se décorant du titre de « maître écossais » et très vite les degrés les plus divers se multiplièrent au point que parallèlement aux trois premiers grades le Grand Orient fit une synthèse en quatre ordres des plus intéressants de ces nouveaux grades; c'est cet ensemble de 3 grades et 4 ordres qui constitue le Rite Français. Mais si tous les frères ne pouvaient que pratiquer les trois premiers.
Le Régius (1390) et le Cooke ( vers 1410) sont les deux plus anciens Devoirs
( Old Charges)
de la maçonnerie opérative au Royaume Uni. L'ouvrage cité à la note 12 en donne une traduction et une présentation
Le Régulateur du Maçon,1785/1801 édition critique par Pierre Mollier, A l'Orient 2004.
grades qu'à la manière du Grand Orient -il n'en existait pas d'autres- la plus grande liberté régnait au-dela pour les degrés et grades dont on disait qu'ils constituait
« l'écossisme » (16), système qui ne concernait que les « hauts grades ».
Une donnée nouvelle apparaît dans les premières années du XIX°siècle. Il ne nous appartient pas de faire l'histoire du Rite Ecossais Ancien Accepté ( puis ET accepté) et nous n'avons d'ailleurs pas la compétence nécessaire (17), rappelons simplement que lorsque de retour d'Amérique en France, où les révoltes des esclaves de Haïti les avaient forcé à se réfugier, des maçons dont de Grasse-Tilly, ramènent avec eux un système dont les trois premiers degrés ( sur 33) restait encore à fixer. Cela pris un certain temps puisque le « guide du maçon écossais » s'il porte la date de 1804 n'aurait pas en fait été publié avant 1813 ( coïncidence: c'est la date de l'union au profit des Anciens en ( Angleterre ) et même pour certains auteurs 1821 ou 1823 !
Incontestablement le Guide des Maçons écossais puise abondamment dans le rituel
pratiqué alors en France mais il est tout aussi incontestable que sur bien des points il se rattache à la tradition des Anciens, au travers de la divulgation de 1760, « Les trois coups distincts » : le catéchisme reprend mot à mot des passages de cette divulgation, les mots des deux premiers degrés, la place des surveillants, le lien entre les trois principaux officiers et la trilogie Sagesse, Force et Beauté, les mentions des Evangiles: autant d'éléments probants quant au rattachement de ces degrés aux Anciens (18) et d'autres exemples sont donnés par Edmont Mazet: les Modernes ont pour grandes lumières le soleil, la lune et le maître de la Loge, les Anciens la Bible, l'équerre et le compas (19) Désormais on pourra à juste titre et à nouveau parler des Modernes, représentés en France par le Rite Français héritier direct de la première Grande Loge et des Anciens, avec un R.E.A.A. fidèle aux usages et à l'esprit de la seconde Grande Loge
Conclusion
Il y a bien en France ( et dans le monde) deux écoles maçonniques: les Modernes et les Anciens mais il ne faut pas faire l'erreur d'imaginer qu'il y a, du moins sur ce fondement, deux maçonneries: il y a une et une seule Franc-Maçonnerie ( nous ne considérons ici que la Maçonnerie respectueuse des landmarks ) avec des voies diverses car si il y a « de nombreuses demeures dans la maison de mon Père (20) il y a bien qu'une maison et qu'un Père.
Il faut d'ailleurs se réjouir que les voies soient multiples puisqu'ainsi chaque initié peut prendre le chemin qui convient le mieux à sa sensibilité, à sa culture, à son vécu.
Et cela va sans dire, et encore mieux en le disant, que rien n'est moins maçonnique que d'opposer les Rites.
La raison de cette appellation a suscité plus de débats que le sexe des anges: volonté de se relier à l'outre-Manche (mais pas à l'Angleterre fondatrice de la Maçonnerie en trois grades), légende des Templiers réfugiés en Ecosse, influence des exilés stuartiste en France, suite du discours du Chevalier Ramsay (1738) lui- même écossais de sang......et bien d'autres hypothèses!!
Une multitude d'ouvrage traite de la question; parmi les plus anciens: Jean-Emile Daruty, Recherche sur le Rite Ancien et Accepté, ré-édition chez Télètes en 2002; et aussi Charles Porset, Osons penser, A l'Orient 2011.
Gilles Pasquier: Les Anciens et les grades de Métier du R.E.A.A., Villard de Honnecourt, n° 7, 1983.
Edmond Mazet Le soleil, la lune et le maître de la Loge. Villard de Honnecourt n ° 12, 1986
Jean 14, 2
Jacques Denville.
Publié avec l'accord de l'Auteur - La première publication de ce article a eu lieu dans les Cahiers du Rite Français de la GLAMF.