La planche qui va suivre est construite comme une nouvelle, une histoire. C’est l’histoire d’un homme qui se cherche, qui s’est perdu dans la cité aux yeux des autres hommes et dans son miroir, et qui a, « apparemment », baissé les bras…Mais il est des méandres et des interrogations qui conduisent quelques fois vers la lumière…
Depuis combien de temps marchais-je ?
Depuis combien de nuits avais-je froid ?
L’aube ne s’était pas encore levée, une brume épaisse cotonneuse, étouffante enveloppait toute chose.
Je déambulais, pauvre pantin englouti par son manteau d’ouate, dissimulé.
C’était un petit matin banal, comme tant d’autres. Je faisais le compte du temps passé à survivre sur la rive de mon tumultueux destin : Quatre années, déjà, quatre années de galères, comme « scotché » à la proue d’un désespoir qui m’éloignais du monde des vivants, qui me rivais à des souffrances sans nom car elles étaient devenues banales.
Je fuyais…
La brume réconfortait mon âme endolorie, je glissais vers l’abyssal oubli, vers l’insondable ennui. Pourtant, en un autre temps, sous d’autres cieux, j’avais eu un rôle, j’avais eu une vie réglée, rythmée, une reconnaissance de la cité.
Il faisait froid. Je boutonnais le col de mon impair élimé, usé jusqu’à la trame.
Je distinguais à peine le caniveau, promenant ma détresse comme on promène son chien. Tout était devenu si insipide, fade, inutile.
Je progressais à pas rapides, connaissant par cœur cette route. Je l’empruntais les lundis et jeudis, rituellement, mécaniquement. Les mardis, les mercredis et les vendredis j’empruntais la rue parallèle, le long de la rivière, celle qui monte vers le centre-ville. Les samedis et dimanches, je m’échouais dans quelque bar, quand mes finances me le permettaient, ou bien je restais confiné dans l’appartement, mon appartement, mon « chez moi », fil dérisoire qui me reliais quand même à un proche passé, à la vie.
Ce qui était le plus frappant c’était l’absence de rêves. Je ne rêvais plus. En tout cas je n’en conservais aucun souvenir.
Comment Cela s’était il produit ?
Les circonstances ? …Lesquelles ? …La perte de son emploi à l’orée de la « quarantaine » contribue sans doute à l’enracinement d’un sentiment d’échec, surtout si les portes se ferment les unes après les autres comme pour accentuer le malaise, comme pour alimenter la perverse et intolérable impression que l’on ne sert plus à rien, que la page est tournée…
Il me restait quelques deux heures à perdre avant le « grand rush » des abonnés de la carte orange. Levé comme chaque matin vers quatre heures, insomniaque chronique, je déambulais au cœur de la cité endormie.
La rue obliqua doucement vers la droite, et je savais que j’emprunterai, dans quelques centaines de mètres, en contrebas, un pont minuscule en pierre enjambant maladroitement la rivière.
Je m’engageais sur le pont. Aucune circulation en cette heure matinale n’interrompit le cours de ma progression, la brume à cet endroit précis était épaisse, sale.
Je m’arrêtais à l’orée du pont. Penché par dessus la balustrade j’observai la lente procession des eaux boueuses de la rivière.
Se laisser aller au gré du flot, chevaucher l’onde, voyager, clandestin, confondu, happé par ces eaux sales, oublier le pourquoi, le comment d’une insipide existence, naufragé consentant, pour renaître plus tard, beaucoup plus tard, lavé d’insupportable, débarrassé d’un encombrant, d’un médiocre passé…
Traverser ce pont. Rejoindre, rue de la Fraternité, l’autre rive, me fondre dans le gris d’un petit matin ordinaire.
J’entrepris la traversée…
J’observais la chaussée irrégulière, les pavés disjoints qui la composaient. Combien de gens, de bêtes, d’attelages miséreux ou somptueux m’avaient donc précédé ? Combien le temps avait-t-il coulé par-dessus le vacarme d’insignifiantes existences sur ce damage boueux. Pas à pas, ma lente progression figurait un douloureux retour en arrière, une rétrospective de ma vie « d’avant ».
Je trébuchais à mi-parcours. Affalé de tout mon long je regardais autour de moi cherchant une aide improbable, une main secourable. Mais le lieu était désert, et je compris que je devrais affronter seul les fanges de mon passé. Deux fois encore je tentais de me relever, mettant genoux à terre, paumes posées à plat sur la pierre froide, et trois fois je faillis dans cette entreprise. La fatigue eût raison de ma détermination, la plus terrible des fatigues, l’insondable souffrance que confèrent le « mal-être », le « mal-vivre », l’accumulation des échecs passés, toutes les douloureuses expériences qu’inflige l’existence quand on s’est persuadé d’avoir consumé ses forces et ses moyens, quand l’étincelle s’est éteinte, quand le cœur s’atrophie par l’auto-persuasion de son impuissance, quand enfin on ne voit plus de défis à relever, plus d’horizons à atteindre, quand on ne distingue même plus de secourables mains tendues vers soi, quand enfin s’est fané depuis si longtemps l’idée même de « l’idéal », alors:
Alors point un immense danger !
Péniblement, m’agrippant à la balustrade pierreuse je me redressai enfin et m’assis sur la pierre froide. La brume se dissipait doucement me dissimulant encore partiellement l’autre rive. L’astre solaire demeurait invisible et un clair – obscur noyait le lieu. Un frisson me parcouru. Je pris conscience du froid et de l’humidité.
Franchir ce pont pour me projeter de mon plein gré sous le diffus éclairage de mes imperfections. Accepter le combat contre la médiocrité et porter le message de la Fraternité et de la tolérance…Quel programme ! Le sacrifice de soi n’est pas une vertu humaine…il implique de douloureux renoncements, une abnégation désuète devant les nouveaux défis de notre monde. Car en effet, comment renoncer à ses certitudes ? Ou plutôt, comment accepter, tolérer, les certitudes de l’autre ? Même tendre la main devient un exercice « étiqueteur », un « engagement » sans contrepartie, donc « suspect ». Ainsi rompre avec ses habitudes, avec ses « anciennes » valeurs est une véritable prouesse. Se détourner des strass, de la lumière factice de ses somptueux métaux requiert une véritable foi.
J’abordais sur « l’autre rive ».
Agissant comme un filtre, ce pont jeté sur la rivière, effacerait-il tout ?
Avais-je accompli « le voyage » ? Avais-je trouvé le passage ? Avais-je enfin libéré mon esprit, apprivoisé mon âme ? Etais-je prêt à entamer une nouvelle existence ?
De l’autre côté, pouvais-je entrevoir cette nouvelle existence ? Mais peut-t-on vraiment « tirer un trait » sur son passé ? Peut-t-on tirer les leçons de ses échecs, de ses égarements, de ses blessures ?
Existe-t-il le remède qui nous transforme au point d’accepter avec lucidité les errements passés, au point d’en disséquer les causes, et d’en appréhender les conséquences ? Au point, enfin, de nous trouver prêts à bâtir notre temple intérieur, à élever notre cœur et notre esprit jusqu’à toucher à l’universel ?…
Les sparadraps que distribue la vie pour panser nos plaies sont bien « anecdotiques », car la vraie réponse il faut la puiser en soi. Le reste, tout le reste c’est du rituel, du symbolisme symbolique si l’on ne se baisse pas pour appréhender et palper « l’objet » de son « mal - vivre ». Et puis il faut ensuite décortiquer cet objet jusqu’à le débarrasser de ses plus infimes impuretés, et puis il faut le remodeler, patiemment, lui redonner formes et contenu afin qu’il trouve sa place sur l’Edifice.
L’acceptation de ce franchissement doit être vécue comme une rupture, comme un recommencement, une renaissance, la poursuite d’une quête de vérité, notre vérité, la vérité universelle, afin qu’elle transparaisse dans les actes que nous posons, alors nous mériterons simplement, humblement, le qualificatif d’homme « Libre et de bonne mœurs ».
Mon ami J-P m’accueillit au 3 rue de la Fraternité. Il disposait d’un trois pièces fonctionnel situé au 1er étage qu’il partageait avec son épouse Danielle. Nous parlâmes des heures durant. De moi principalement et de « sa philosophie » : Le Symbolisme. Il m’encouragea à le rejoindre « pour travailler sur ma Pierre », pour me retrouver, entamer l’authentique dialogue avec moi-même. Il fallait que je fasse cet effort, il fallait que je regarde « objectivement » mon miroir, et que je trouve les bonnes réponses. Cependant il m’apprit aussi qu’il était encore trop tôt pour « cette grande aventure », il fallait d’abord que je mette un peu d’ordre dans ma vie « profane », et il m’y aiderait notamment par la recherche d’un nouvel emploi, car « la F.M. n’est pas une thérapie mais une élévation… » ajouta-t-il.
J’ai finalement retrouvé un emploi dans la cité, grâce à une nouvelle persévérance.
Mon initiation fut le couronnement cette nouvelle vie à laquelle je dédiais ma résurrection. Mais étais-je « véritablement » prêt à « mourir aux préjugés du vulgaire… » ?
J’avoue sincèrement n’avoir pas tout compris au début, et aujourd’hui, de nombreuses années après mon initiation, des questions se bousculent encore, des lectures demeurent indigestes, presque aussi hermétiques qu’au début, des FF m’insupportent par leurs comportements où «les Bonnes Mœurs » brillent, quelquefois par leur absence. Mais quoi ? Je dois reconnaître que le bilan est quand même positif. J’ai appris à me juger sans concession, et plus important, je respecte davantage les thèses que développent mes contradicteurs, j’use d’empathie et de discernement, je suis plus calme, plus réfléchi, et surtout plus résolu à poursuivre cette quête de la perfection.
C’est sans doute cela ce pont entre deux rives que j’ai finalement mis près de quarante années à franchir, et c’est également cela la cause de tous ces « SOUPIRS », ces doutes, ces luttes intérieures, ces sourdes révoltes devant la grossière ébauche de mon Temple intérieur, et, au delà, devant l’immense chantier Humaniste.
« Le jour où je découvrirai dedans mon miroir un visage ravi et satisfait, ce jour-là je serai mort… »
Hier je doutais de mon existence, je n’avais pas de but, mais l’averse a presque tout emporté, elle a éloigné le spectre de « l’ultime voyage », en même temps qu’elle a vêtu mon âme. Je cherche les réponses à des questions universelles, j’ai puisé au puits de la vérité des gouttes d’espérance et de sagesse, j’ai accepté de témoigner et d’instruire, de ramener à la lumière de notre idéal, de notre foi en l’humanité, d’autres hommes en détresse, ou en quête de la connaissance.
Ce pont je l’ai mille fois franchi ! Dans les deux sens. L’autre rive où nous accostons n’est pas une « sinécure » mais un défit ! Le doute est un prélude à l’indispensable « remise en cause » de soi, il est pourvoyeur des plus sinistres peines et de joies insondables. C’est ce pavé mosaïque que nous foulons au rythme des pulsions que nous inspirent nos quêtes, c’est la recherche du précaire équilibre de nos vies, pour que finalement nous demeurions debout et le visage tourné vers la source de lumière.
Agissant comme un filtre, ce vieux pont rédempteur
Façonnera demain réinventant l’espoir,
Il chassera enfin mon air de contempteur.
Il existe des ponts, d’innombrables passages
Pour défaire nos maux et nos mauvais présages.
Il faut les traverser, oser se regarder
Jusqu’au tréfonds de l’âme et ne plus se farder.
Un tel franchissement se vit comme une rupture,
Comme un renoncement à nos caricatures
Afin que notre quête d’amour, de vérité
Reprenne force et vigueur et soit bien méritée.
j’ai dit !
Philippe Jouvert.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Didier Lockwood
La musique vient de perdre l’un de ses plus merveilleux ambassadeurs. Didier Lockwood a servi la musique, plus qu’il ne s’en est servi. Le violoniste est mort le 18 février, à 62 ans
Généreux, charismatique, ce sont les premiers mots qui me viennent à l’esprit en évoquant son souvenir. Je vois son regard pétillant, j’entends sa voix, je l’entends, parler de musique et de la vie, avec aménité, et avec passion. Violoniste de jazz, il détestait les carcans, les cases où l’on veut ranger chaque personne, chaque style de musique, chaque musicien. C’était un homme qui vivait sa musique. Il pouvait – moment rarissime – prendre deux heures à vous parler de musique, les yeux dans les yeux, juste avant d’entrer sur scène. Son enthousiasme communicatif, sa simplicité, sa disponibilité d’esprit en faisaient un homme d’une élégance rare.
A 17 ans, élevé au classique, au lieu de rentrer au conservatoire, il fait ses premières armes avec Magma, le groupe mythique et emblématique du rock progressif des années 1970. Et puis, au fil du temps, il joue avec les plus grands du jazz, son mentor au violon, Stéphane Grappelli, et puis, Dave Brubeck, Miles Davis, Herbie Hancock, les frères Marsalis, Claude Nougaro… et cent autres.
Aussi à l’aise dans un cabaret malouin que dans une boîte de jazz, à Paris ou à New-York, ou sur la scène d’un festival à Montréal ou à Montreux. Disponible, à l’écoute de chacun, qu’il soit profane ou musicien amateur. Avec gourmandise, il goûtait tous les styles de musique en les explorant, du classique au rock, du jazz manouche au jazz-rock, du folk à la musique traditionnelle indienne ou à la symphonie. Pour lui, la musique n’avait pas de frontière, et au début des années 2000, il avait créé un spectacle musical avec son épouse Caroline Casadessus, soprano lyrique, et ses deux enfants Thomas et David Henco, « Le jazz et la diva » où se mêlaient justement, classique et jazz, voix, violon, piano, trompette et saxo - qu’il jouait lui-même (« Blues de Caro »).
Mélange d’humilité et de flamboyance, il a enregistré un quarantaine d’albums, et participé à des milliers de spectacles, dans les formules les plus éclectiques, du violon solo à l’orchestre symphonique, en passant par le big band de jazz.
Généreux, boulimique de musique, il a sorti le jazz de son ghetto, et, en dehors des concerts, ses préoccupations pédagogiques l’ont poussé à créer un Centre d’enseignement à l’improvisation, où la pratique de l’instrument précède l’étude du solfège. La musique était son art de vivre, et la transmission de ce qu’il pouvait lui-même avoir appris, et du plaisir de jouer, était son obsession.
Son passage brillant et discret aura sérieusement renforcé la solidité et la beauté de la chaîne d’union musicale et humaine.
Rémy LE TALLEC