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la Franc Maçonnerie au Coeur

la Franc Maçonnerie au Coeur

Un blog d'information, de conversations sur le thème de la Franc Maçonnerie, des textes en rapport avec la Franc Maçonnerie, comptes rendus et conseils de lectures.

Publié le par JF GUERRY-S L LOGE KLEIO
RUDYARD KIPLING

RUDYARD KIPLING

 

L’homme est connu par la trace de quelques poèmes emblématiques, qui nous encouragent, nous guident et nous soutiennent dans les moments difficiles de notre vie. Sa vie mouvementée, aventureuse, riche de ses voyages de l’occident à l’orient. Son œuvre littéraire couronnée par un prix Nobel, son implication dans la Franc-Maçonnerie mérite mieux que quelques lignes, un Frère de la Loge Kleio, membre de la Grande Loge de l’Alliance Maçonnique Française, nous restitue la vie de Rudyard Kipling. Pour notre profit personnel, et celui de tous les hommes, de tels Francs-Maçons sont présents par l’esprit dans toutes les chaînes fraternelles qui clôturent les travaux de Loge, mais aussi dans la grande chaîne de la fraternité humaine, dont nous sommes tous les maillons…

 

Jean-François Guerry.

RUDYARD  KIPLING PAR LA LOGE KLEIO

Rudyard Kipling, ou Mowgly l’enfant de la Veuve 

Planche présentée par le Frère S L

 

J’ai désiré travailler sur le Frère Rudyard Kipling parce que je ne le connaissais jusqu’à là, comme beaucoup, que par le « Livre de la Jungle » et son célèbre poème « Tu seras un homme mon fils ». Les allusions récurrentes de notre Frère R H, Frère je suppose bien connu des Frères de cette loge, à Kipling ont en effet excité ma curiosité et m’ont poussé vers ce travail.

 

Hormis la lecture de « Dans l’intérêt des Frères », j’ai donc parcouru quelques unes de ses poésies, en anglais et en français pour ne pas en perdre le sens, et me suis appuyé sur des sources dites « secondaires » pour essayer comprendre, ou en tous cas d’entrevoir ce que fut l’homme, et de partager avec vous mes Frères quelques bribes de ce que fut et vécut ce grand maçon et grand écrivain de la fin du long XIXème siècle.

 

Signalons à cet effet qu’il fut le premier auteur de langue anglaise à recevoir en 1907 le prix Nobel de littérature et le plus jeune à ce jour à l'avoir reçu. Et que par la suite, il refusa d'être anobli, décision qui ne peut être anodine.

 

Comprendre l’homme c’est déjà suivre le parcours qui l’a façonné.

 

Joseph Rudyard – le nom d’un lac dans le comté de Staffordshire en Angleterre où ses parents échangèrent leur premier baiser - Kipling est né à Bombay, dans ce qui s’appelait alors les Indes britanniques, le 30 décembre 1865 et est passé à l’O.E à Londres le 18 janvier 1936. Clins d’œil de l’histoire, 1936 est l’année où s’amorce avec Nehru et Gandhi le processus d’indépendance de l’Inde qui ne sera reconnue qu’en 1947, et son ami le roi George V, dernier roi de l’âge d’or impérial, mourut deux jours après lui.

 

Mon intention n’est pas de vous décrire par le menu la vie de Rudyard Kipling. Retenons que, comme il était de coutume dans les familles anglo-indiennes, il fut expédié en Angleterre pour y faire ses études, et que ce fut là une époque très douloureuse de sa vie.

 

Ses études n’ayant pas été couronnées de succès, il démarra comme assistant dans un petit journal local de Lahore, la ‘Civil & Military Gazette’, puis au ‘Pioneer’. C’est au sein de ces deux journaux qu’il développa son talent littéraire en publiant des nouvelles à un rythme d’ailleurs assez effréné.

 

Rudyard fut ensuite un grand voyageur. Il quitta définitivement l’Inde en 1889, parcouru l’Asie du Sud Est puis les Etats Unis avant de rejoindre l’Angleterre où il publia son premier roman. Encore un voyage en Afrique du Sud, Australie et Nouvelle Zélande avant de se marier à Londres en 1892 et de s’expatrier à nouveau aux Etats-Unis dans le Vermont. Quatre années prolixes au cours desquelles il écrira en particulier le fameux « Livre de la Jungle ». Quatre années de bonheur familial et quatre années fertiles puisque Kipling donnera naissance à une fille Joséphine en 1893 et à une Elsie née en 1896. Un fils, John, viendra compléter la famille en 1897 à Londres. Suite à un différent avec son beau-frère, les Kipling quitteront en effet les Etats Unis pour se poser en Angleterre s’installer définitivement en Angleterre en 1896 où il résidera jusqu’à son passage à l’O.E en 1936. Son décès avait d'ailleurs été annoncé de façon prématurée dans les colonnes d'une revue à laquelle il écrivit : « Je viens de lire que j'étais décédé. N'oubliez pas de me rayer de la liste des abonnés. ». Preuve s’il le fallait que le regard de Kipling portait sur le monde était souvent cruellement lucide et souvent cynique.

 

Cette dernière période de sa vie sera la période de reconnaissance du génie littéraire de Kipling, avec entre autres l’attribution du prix Nobel en 1907 pour le livre « Kim ». Mais cette période de début du XX siècle sera aussi celle d’écrits plus controversés d’un homme issu de la culture colonialiste du long XIXème, celle d’un homme qui anticipe le second conflit mondial mais qui ne voit pas que la fraternité universelle qu’il idéalise ne peut cacher des luttes de classes profondes et particulièrement « clivantes ». Cela lui vaudra de sévères critiques - pas toujours justifiées il faut le reconnaître - et en particulier celle de George Orwell qui écrira de lui en 1942 dans la revue Horizon « Kipling is a jingo imperialist, he is morally insensitive and aesthetically disgusting ». Nous y reviendrons.

J’allais oublier me direz-vous la vie maçonnique de Kipling. Il fut reçu le 1er avril 1886, avec une dispense particulière vu son jeune âge – 20 ans - dans la Loge de son père « Hope and Perseverance 782 » à l’O. de Lahore, qui travaillait au rite émulation. La progression est rapide puisqu’un mois plus tard il passe au seconde grade puis est fait officier de la loge en décembre de la même année. Il tiendra alors le plateau de Frère Secrétaire. Il est également affilié à la Loge Fidelity N° 98 à l’Orient de Lahore.

Le 14 avril 1887, il est avancé au grade de Maitre maçon de la marque. Sa marque représente une équerre accolée au milieu d’une perpendiculaire. Le même jour, il est élevé au grade de "Marinier de l’arche royale" de la Loge des mariniers de l’Arche Royale du Mont Ararat n°98 à l’Orient de Lahore. Ce grade n’est accordé qu’aux maitres maçons de la marque. Noé et son arche en structurent rituel et cérémonies.

Le 17 avril 1888, en raison de sa mutation professionnelle au journal Pioneer, il s’affilie à la loge Indépendance et philanthropie n°391 à Allahabad.

Toutes ces loges étaient dépendantes de la Grande Loge Unie d’Angleterre.

Mais Kipling fut aussi membre de loges dépendant de la Grande Loge Nationale Indépendante pour la France et les colonies Françaises, qui devint G.L.N.F en 1948 : la Loge les bâtisseurs des cités silencieuses N°12 (ultérieurement n°4948) à l’Orient de saint Omer - inaugurée en 1922 R Kipling en fut membre jusqu’à sa mort – et la loge fille les bâtisseurs des cités silencieuses n° 4948 à Londres, Elle fut inaugurée en décembre 1927 et R.Kipling, membre fondateur, en démissionnera en 1935. Il convient de noter que les Bâtisseurs de Cités silencieuses entretenaient des relations étroites avec la « War Graves Commission », qui s’occupait des tombes des soldats britanniques tombés au champ d’honneur. J’y reviendrai ultérieurement. Il fut aussi Poète Lauréat de la fameuse loge Canongate Kilwinning, No. 2 d’Edinburgh. Il accepta également une fellowship auprès de la Philalethes Society, une organisation of d’écrivains francs-maçons fondée aux Etats-Unis en 1928.

Mais la pratique régulière de Kipling se limita à essentiellement sa période indienne, ce qui ne l’empêcha pas d’être totalement pénétré par les valeurs maçonniques et de les défendre tout au long de sa vie.

RUDYARD  KIPLING PAR LA LOGE KLEIO

 

Les expériences marquantes de Kipling :

 

L’enfance bafouée :

 

De 6 à 16 ans le jeune Kipling et sa sœur ainée sont envoyés par leurs parents en Angleterre pour parfaire leur éducation britannique et sont placés en pension chez un couple. Passage brutal la terre mère à la mère patrie, d’une enfance indienne, libre, insouciante, à demi sauvage, du polythéisme chatoyant de l’Inde au puritanisme gris anthracite de l’Angleterre. Et passage de parents aimants à une pension que Kipling appellera la « Maison de la désolation ». Dans la Maison de la désolation, une femme, « La Femme », régnait. La Femme, une mégère ! Mal nourris, quotidiennement humiliés, battus, apeurés, et lui largement plus que sa sœur, les enfants étaient sous sa domination la plus totale. La mégère s'ingéniait visiblement chaque jour à découvrir les plus cruelles punitions pour le petit Rudyard.

Un premier traumatisme sévère pour le jeune Kipling qui ne se lassera pas de revenir sur cet épisode. On songe spécialement à une longue nouvelle, Baa, Baa, Black Sheep (1888), qui met en scène le calvaire de l’enfant, chassé du paradis indien pour l’enfer métropolitain. Seules les vacances passées chez sa tante Georgiana (Georgy) et son mari, le peintre Edward Burne-Jones, dans leur maison de Fulham à Londres leur apporteront, à sa sœur Trix et à lui, beaucoup d’affection. « Un paradis auquel je dois en vérité d'avoir été sauvé » dira plus tard Kipling.

Dans la pension de famille du capitaine et de Mrs Holloway, qu’il évoquait comme « la maison de la désolation », Rudyard se dépeindra sous les traits de David Copperfield, l’orphelin de Dickens. Mais comme l’a fait remarquer Graham Greene, si Dickens a réagi à une enfance malheureuse par l’empathie, Kipling lui a répondu par la cruauté. Les nombreuses scènes sadiques qui émaillent ses livres sont là pour nous le rappeler. Elles culmineront avec la séance de torture d’un lépreux dans la « Marque de la bête » (1890). Il évoquera ce passage de sa vie dans « Something of Myself » en1935 « Maintes et maintes fois par la suite, ma tante bien-aimée me demanda pourquoi je n'avais jamais raconté comment j'étais traité. Mais les enfants ne parlent pas plus que les animaux car ils acceptent ce qui leur arrive comme étant décidé de toute éternité. De plus, les enfants maltraités savent très exactement ce qui les attend s'ils révèlent les secrets d'une prison avant d'en être bel et bien sortis. ».

Kipling fut sans aucun doute un auteur de l’enfance, lui qui ne quitta jamais réellement la sienne : des deux tomes du « Livre de la jungle » (1894-1895) à « Regulus » (1908), une nouvelle du cycle de Westward Ho - le collège militaire au sein duquel il fit ses études - qui reprend la traduction en classe de latin de l’ode qu’Horace a consacrée à Regulus, lequel, capturé par les Carthaginois et dépêché à Rome pour demander la paix, déconseille au Sénat toute transaction, scellant ainsi sa mort.

Horace, Rome, l’Empire. Le monde de Kipling est dur, il ne sourit qu’aux forts. Tous les contes et récits pour enfants de Kipling, profondément ancré dans la transmission, délivrent une leçon morale, même le cycle de Mowgli, l’enfant sauvage élevé par des loups : la jungle, c’est le chaos du monde ; Mowgli, c’est l’ordre britannique. C’est à la lecture du Livre de la jungle que Baden-Powell eut l’idée de susciter auprès des plus jeunes une formation de type para-miltaire mais avec un contenu initiatico-symbolique. Des générations de louveteaux s’en inspireront. Comme quoi même dans sa littérature Kipling s’est inscrit dans la transmission en général, et dans la transmission maçonnique en particulier, car Mowgly, c’est l’Enfant de la Veuve, et Raksha, la louve qui l’a protégé et nourri !

 

 

L’Orient, l’Occident et la colonisation :

 

Alors que le soleil ne se couche jamais sur l’empire britannique, la littérature anglaise est paradoxalement très pauvre en écrits sur la colonisation. Les deux romanciers peut-être les plus importants du XIXème siècle, George Eliot et Charles Dickens, ne se sont guère intéressés à l’Empire. La colonisation ne sert que de toile de fond à certains auteurs anglais – tels T.E Lawrence, Somerset Maugham ou Graham Greene- mais son aspect politique n’est jamais évoqué. Comme si la littérature s’était désintéressée de l’Empire. Rudyard Kipling est le seul auteur à naître et à vivre au sein de cette petite bourgeoisie coloniale, ce qui le met rapidement au contact d’hommes et de cultures différentes, et c’est lui qui va devenir – probablement malgré lui car ce n’est pas le meilleur aspect de sa pensée - l’écrivain de référence sur la colonisation britannique. Sentinelle avancée de l’Empire, Kipling fut à la croisée de l’Occident et de l’Orient. Colon de naissance mais éduqué en Angleterre il endossera et défendra cette vision occidentale quelque peu évangélique - voire même ouvertement christique dans la formulation qu’en fait parfois Kipling - de la colonisation, cherchant toutefois à mettre le colonisateur face à ses responsabilités. La colonisation, telle que Kipling l’évoque dans « Le Fardeau de l’homme blanc » publié en 1889 autant une charge – dans les deux sens du terme – qu’un devoir de civilisation.

On notera toutefois que Kipling ne développe pas une vision triomphante du colonialisme, mais plutôt une vision altruiste à laquelle on pourra aisément opposer un idéalisme avéré et coupable : l’égalité des peuples serait le but ultime de la colonisation et non leur domination. Il refusa toujours d’admettre que l’impérialisme est d’abord une affaire de profits, ce qui ne l’empêcha malheureusement pas d’être un soutien et un collecteur de fond actif pour les soldats britanniques engagés dans la guerre des Boers.

Il faudra attendre 1934 et la publication de « Une tragédie birmane », par George Orwell - né comme Kipling en Extrême-Orient et policier pendant cinq ans en Birmanie – pour que soit enfin posée dans la littérature anglaise la question de la colonisation. Et encore, Orwell n’ira pas au bout de sa logique, n’accomplira pas la rupture épistémologique et ratera l’occasion d’être la première conscience "tiers-mondiste" européenne. Quel dommage qu’un Franc-Maçon tel que Kipling n’ait pas pu tenir ce rôle. Mais en était-il culturellement capable ?

 

 

L’injustice et la mort des enfants :

 

La thématique se rapproche ici de celle évoquée par Dostoïevski dans les « Frères Karamazov ». Kipling connaîtra la douloureuse expérience de perdre deux de ses enfants. Joséphine mourra d’une pneumonie lors d’une visite rendue par la famille à la belle mère de Rudyard, Kipling est lui-même gravement malade, comme le rapporte le New York Times en première page, et son épouse n’ose pas lui annoncer la mort de sa fille. C’est son éditeur qui le fera. Ceux qui ont connu Kipling rapportent qu’il ne s’est jamais remis de la mort de cette fille qu’il chérissait et qu’il fit le vœu de ne plus jamais revenir aux Etats-Unis.

Kipling connaîtra à nouveau la douleur du deuil lorsqu’en 1915 son fils John, alors âgé de 18 ans, sera porté disparu sur le front en Flandres, durant l'attaque de Chalk Pit Wood à la bataille de Loos. Kipling parcourra les champs de bataille pour tenter de retrouver son corps, mais sans succès. Il éprouvera un remord profond pour avoir aidé son fils à s’enrôler, grâce à une recommandation fraternelle, alors qu’il devait être reformé pour cause de constitution fragile et de vision défaillante.

En 1917, pour atténuer le chagrin lié à la perte de son fils il crée une loge maçonnique que l’on peut qualifier d’imaginaire pour y écrire avec ferveur. Il la baptise la Loge "Faith and Works" (La foi et les œuvres) n° 5837 et se décrit comme un frère visiteur.

Cette tragédie que fut la mort de son fils est une des raisons qui poussèrent Kipling à rejoindre l'Imperial War Graves Commission - Commission impériale des sépultures militaires - responsable des cimetières de guerre anglais. On doit à Kipling la phrase célèbre, « Leur nom vivra à jamais », tirée de la Bible et inscrite sur les pierres du souvenir des sépultures les plus importantes. C'est également à Kipling que l'on doit l'inscription « Connu de Dieu » sur la tombe des soldats inconnus.

On se fera une idée juste du personnage en lisant son autobiographie, Quelque chose de moi-même, publiée un an après sa mort, où Kipling apparaît tel qu’en lui-même, sans ostentation, dans un clair-obscur voilé et un monde obscurci par la mort des enfants et le déclin de l’Empire britannique. Ironie du sort le dernier mot que Kipling écrira de sa main dans cette œuvre inachevée sera le mot « Mort ».

Mowgli

Mowgli

 

La Franc-Maçonnerie :

 

Elle entre très tôt dans la vie du jeune Rudyard puisque ce sont les souvenirs d’un conte lu dans son enfance qui lui inspira des années plus tard le Livre de la Jungle. « And somehow or other I came across a tale about a lion-hunter in South Africa who fell among lions who were all Freemasons, and with them entered into a confederacy against some wicked baboons. I think that, too, lay dorment until the Jungle Books began to be born." (in Something of Myself  - 1935 - page 8)

 

Il n’existe que peu ou pas de traces concrètes de la vie maçonnique de Kipling. Pas de planches, très peu de correspondance avec ses loges, et pas d’écrits personnel sur son expérience maçonnique directe.

 

On peut toutefois probablement avancer que la maçonnerie a permis à Kipling de cristalliser sa vision humaniste du monde et d’embrasser d’un seul coup la démarche maçonnique car il y avait déjà en lui des qualités profondes qui étaient en résonnance avec les valeurs de la Franc-Maçonnerie: un lien secret, une fraternité universelle, des valeurs morales élevées, des codes et des rituels, un engagement commun sur des objectifs et des idéaux, une hiérarchie assise sur la connaissance, un monde exclusivement masculin, une logique d’efforts individuel soutenus par une collectivité. Selon son biographe Carrington, la Franc-Maçonnerie fournissait à Kipling un cadre naturel pour ses idéaux sociaux. Inversement elle fut aussi probablement pour lui un rempart contre les démons qui l‘agitaient - l’enfance douloureuse, la mort, la guerre et le déclin de l’Empire – en lui fournissant un référentiel strict dans lequel il puisait sa force. C’est ce qui lui fera écrire dans le recueil « Dans l’intérêt des Frères » que « le Rituel est fortifiant, le Rituel est nécessaire aux hommes ».

 

La maçonnerie a tellement formé et modelé Kipling qu’il s’inspira d’ailleurs directement de la pratique maçonnique pour concevoir la cérémonie de remise des diplômes des ingénieurs canadiens.

En 1922, au cours d’une conférence à Montréal, l’ingénieur Herbert Haultain, professeur de génie minéral à l’Université de Toronto et président de l’Institut Canadien des Ingénieurs (I.C.I.), proposa l’idée d’une forme d’engagement formel précédant la remise des diplômes aux futurs ingénieurs. Ce genre de serment d’office inciterait les ingénieurs à une plus grande solidarité et les sensibiliserait davantage à leurs devoirs envers la société.

Pour concevoir cette cérémonie Haultain contacta Rudyard Kipling qui suggéra un rite et un texte d'engagement dont l'objet se résume dans l’énoncé suivant : « Le rituel de l’engagement de l’ingénieur a été instauré dans le but très noble de provoquer une prise de conscience du jeune ingénieur à l’endroit de sa profession et de son sens véritable. Il veut aussi indiquer à l’ingénieur aîné sa responsabilité dans l’accueil et le soutien des plus jeunes ingénieurs au début de leur carrière ».

Le comité des sept fondateurs proposa également l'idée d'un anneau, à être porté au petit doigt de la main "qui travaille" – the working hand - comme symbole de l’engagement. L’idée plut à Kipling, qui suggéra que cet anneau soit rugueux, «...comme l'esprit du jeune ingénieur…», et qu’il ait un fini martelé, en évocation des difficultés que l'ingénieur rencontrera pour maîtriser la matière.

Kipling recommanda également l'utilisation des symboles que sont devenus le marteau et l'enclume, ainsi que la chaîne tenue en main par ceux qui prononcent l'engagement, chaîne qui évoque les liens qui unissent tous les ingénieurs entre eux et l'obligation qu'ils ont de s'entraider. Ce Rituel d'appeler d'un ingénieur est aussi appelé Rituel de Kipling, ou Cérémonie D'Anneau De Fer.

Les sept ingénieurs fondateurs mirent sur pied "The Corporation of the Seven Wardens", une organisation sans but lucratif, avec la responsabilité d'être dépositaire du Rituel de l’engagement et d'en administrer le rite. Aujourd’hui, 25 sections, formées à travers le Canada, assument ce rôle.

Comment être plus explicite sur la duplication des signes maçonniques et la volonté de transmettre ?

 

On retrouve par ailleurs de nombreuses évocations directes, allusions ou références maçonniques dans de nombreux ouvrages de Kipling, qu’il s’agisse de nouvelles ou de poésies, témoignant ainsi de la profondeur de la foi maçonnique de l’auteur. Ses biographes s’accordent à reconnaître que Kipling était toujours prêt à insérer dans ses textes une allusion suggérée par les rituels, la terminologie et les symboles maçonniques qu’il maîtrisait parfaitement et qui étaient devenus une partie intégrante de lui-même, une manière de penser et d’être.

 

Les premières, chronologiquement parlant, se trouvent dans la nouvelle « The Man who would be King ». Mais les références sont très fréquentes, qu’il s’agisse de « Kim » oeuvre dont le héro est introduit avec des références maçonniques indiscutables, ou encore de « With the Main Guard », ou « Brother Square-Toes », « The Dog Hervey » sans oublier « Dans l’intérêt des Frères » publiée en 1917 mais réintégrée en 1926 dans un livre intitulé « Debits and Credits » qui comporte rien de moins que quatre histoires d’inspiration maçonnique utilisant une loge imaginaire « Faith and Works, No. 5837, E.C. » : "The Janeites", "A Madonna of the Trenches", "A Friend of the Family" et donc "In the Interests of the Brethren". Les personnages de ces nouvelles sont des soldats francs-maçons.

 

Les références maçonniques sont également très présentes et prégnantes dans la poésie de Kipling, qu’il s’agisse des poèmes intitulés « The Widow at Windsor », « The Press », « Banquet Night » (Les agapes donc), « My new-cut Ashlar » (Pierre de taille), « The sons of Martha », « The Palace » décrivant la construction d’un édifice et évoquant la transmission propre aux maçons opératifs, « The Pilgrim’s Way » et bien évidemment « The Mother Lodge ».

 

Le poème le plus célébre de Ruydar Kipling, «Tu seras un homme mon fils» dans sa traduction française, s’intitule en réalité « If », et a été publié dans le recueil « Rewards & Fairies » paru en 1910. S’il ne comporte pas de références maçonniques directes, il est clairement issu de la culture et des valeurs de la franc-maçonnerie.

Il est très intéressant de lire les différentes traductions qui en ont été faites par Germaine Bernard-Cherchevsky en 1942, par Jules Castier en 1949, Hervé-Thierry Sirvent en 2003 et encore plus récemment par Jean-François Bedel en 2006. On remarquera que d’une traduction à l’autre les mots utilisés ne sont pas les mêmes et la tonalité comme la coloration du texte s’en trouvent modifiées, bien que chaque traduction s’efforce de respecter le texte à la lettre.

Il n’est pas surprenant d’ailleurs qu’elles soient toutes antérieures à la traduction la plus connue et la plus couramment évoquée qui est celle qu’en fit André Maurois en 1918 en plaçant il est vrai la barre très haut. C’est celle qui prend le plus de liberté et de distance par rapport au poème original – Maurois inverse l’ordre de phrases ou de strophes et invente des images qui ne figurent pas dans le poème original de Kipling - mais c’est indiscutablement la traduction qui donne une ampleur et une puissance incomparable à ce poème.

Il sera remarqué que Maurois va jusqu’à modifier le titre du poème, dans un effet poétique particulièrement osé qui commence par adjoindre la finalité du poème dans le titre – devenir homme – pour laisser le texte exprimer les conditions de réalisation que Kipling souhaitait visiblement mettre en avant – le fameux Si – en limitant le titre du poème à ce terme essentiel car il avait conscience de l’extraordinaire difficulté associée à ce « Si ».

 

L’autre poème majeur de Kipling, pour nous Francs-Maçons, est bien entendu le fameux « The Mother Lodge », référence directe à ses années passées au sein de la loge « Hope and Perseverance 782 E.C » à laquelle il fut admis à l’âge de 21 ans et qui l’ont très profondément marqué.

 

Avant de passer à l’O.E, il écrira d’ailleurs dans le recueil «Something of Myself » :

« Here I met Muslems, Hindus, Sikhs, members of the Arya and Brahmo Samaj, and a Jew tyler, who was priest and butcher to his little community in the city. So yet another world opened to me which I needed."

 

Je n’en citerai qu’un passage :

« Dehors, on se disait : « Sergent !, Monsieur !, Salut !, Salaam ! »,

Dedans, c'était : « Mon Frère », et c'était très bien ainsi.

Nous nous rencontrions sur le Niveau et nous nous quittions sur l'Equerre ».

 

 

Que retirer de ces deux poèmes majeurs de Kipling ? J’évoquerai rapidement six thématiques :

 

1 - La vision d’une maçonnerie universelle transcendant les peuples, les cultures, les religions et les strates sociales. Peut-être y a t il là une piste de réflexion quant à l’évolution de notre loge, pour ne pas retomber dans le piège d’une maçonnerie élitiste dont le bleu représenterait la couleur de l’idéologie dominante.

2 - Un énoncé explicite des vertus individuelles que l’on est en droit d’attendre d’un franc-maçon. Ce que nous autres appelons les qualités. Citons parmi celles évoquées par Kipling l’humilité, la tempérance, la fraternité, la maîtrise de ses passions et de ses pulsions, la soumission de sa volonté, la droiture, le stoïcisme, la simplicité, le rejet des métaux,…

3 – La vertu de l’équilibre, par ces contraires opposés de manière particulièrement rythmique dans le poème « Si » et qui invitent à la recherche du juste milieu, reprenant en cela la symbolique du pavé mosaïque.

4 - L’éloge de la simplicité et de l’égalité qui devraient présider à la pratique maçonnique, en loge comme aux agapes. Sans pour autant oublier bien sûr les mots de Kipling dans le nouvelle « Dans l’intérêt des Frères » : « Alors, pour la première fois de ma vie, je réalisai quelle signification pouvait prendre le Rituel lorsqu’il est exécuté à la perfection, paroles et gestes ».

5 – Une morale d’effort, de progrès et de maîtrise de soi. Celle qui égrène une à une les conditions à remplir pour accéder au statut d’homme. Celle qui accepte que la vie ne soit pas juste, qui sait que la complainte est une preuve de faiblesse, et qui exige que l’on se taise et que l’on affronte la situation qui se présente.

6 - Une volonté constante d’ouverture, de curiosité, de démarche vers l’Autre et la conviction que la compréhension passe par le dialogue. On relèvera que dans la Mother Lodge, dépendant de la G.L.U.A, on y parle « à cœur ouvert de religions ». Kipling reconnaîtra d’ailleurs dans «Something of Myself » : «I had the good fortune to be able to arrange a series of informal lectures by Brethren of various faiths, on baptismal ceremonies of their religions ».

 

Je terminerai ce morceau d’architecture par quelques citations de Kipling qui reflètent en quelques mots sa pensée sur le monde et les hommes, et qui sont autant d’invitation à la réflexion :

 

« Les mots sont la plus puissante drogue utilisée par l’humanité » (dans « Discours »).

« Prenez tout très au sérieux, à l’exception de vous-mêmes »

« La première victime d’une guerre, c’est la vérité »

« On ne paie jamais trop cher le privilège d’être son propre maître »

« Les principes sont les principes, dussent les rues ruisseler de sang » (dans « Souvenirs »)

« Que puis-je faire d’autre ? Cette simple formulation représente le soubassement de toute construction »

« Dès que tu vois que tu sais faire quelque chose, attaque-toi à autre chose que tu ne sais pas faire »

 

Ces quelques citations ont valeur générale, mais elles nous interpellent tout particulièrement au vu des trois années de dérives auxquelles nous avons assisté comme au vu de la reconstruction dans laquelle nous nous sommes désormais lancés.

 

Pour clore ce travail, il me semble que la vie et l’œuvre de Rudyard Kipling nous renvoient à notre propre miroir et à cette interrogation qui devrait être constante chez tous les Francs Maçons : comment, au-delà des mots et des signes, mettre du contenu maçonnique dans la maçonnerie que nous pratiquons, mais aussi dans les vies profanes que nous menons ?

 

Car quelque part Kipling nous invite à ce que j’appelle une maçonnerie de combat, qui est en premier lieu un combat contre soi-même avant de pouvoir s’exprimer et agir comme maçon dans le monde profane. J’éprouve beaucoup de sympathie pour cette maçonnerie là.

 

Mes Frères, si nous ne partageons pas, comme Kipling, l’intime conviction que nous sommes ici en loge pour changer quelque peu le monde et le rendre meilleur, nous perdons notre temps.

 

J’ai dit

 

S L – Maître Maçon

La Loge mère à Lahore
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