3 -Débats au Temps des Lumières
Antoine Lilti, auteur du livre décisif « L’héritage des Lumières. Ambivalence de la modernité »(EHESS/Gallimard/Seuil, 2019) est l’auteur particulièrement habilité pour introduire ce 3ème volet du dossier, sous l’évident titre :
L’héritage des Lumières ,
dans lequel il s’attache à éclairer la complexité de ce bouillonnement intellectuel, idéologique et éthique qui qualifiera définitivement le 18ème siècle et en fera une vache sacrée dans l’inconscient collectif. Il invite à considérer la grande diversité de pensée chez les auteurs du temps de Lumières - ce qu’il appelle les lumières modérées et les lumières radicales – et à prendre en compte les tensions et les désaccords qui opposaient les philosophes, et les contradictions qui traversent le siècle.
En effet, la vision commune devenue autorité de référence fait des Lumières « un bloc homogène, le socle doctrinal de la modernité occidentale. Elles désignent alors le culte de la raison et du progrès ; le rejet des croyances religieuses, l’attachement aux libertés et aux droits humains ».
Or, l’héritage des Lumières implique de sortir de ce « chantage aux Lumières » selon l’expression de Michel Foucault, qui « oblige à prendre position pour ou contre une image caricaturale sur laquelle chacun projette ses fantasmes ». Depuis deux siècles en effet, toute entreprise intellectuelle se doit, avant toute chose, de préciser sa position à l’égard des Lumières, cet événement fondateur à la fois connu et fantasmé.
Les Lumières ne désignent pas un ensemble cohérent de propositions théoriques… « Il faut plutôt y voir l’ensemble des débats qui ont accompagné l’effort des écrivains européens pour penser la transformation sous leurs yeux des sociétés traditionnelles : diminution de l’emprise des églises sur les croyances, développement des villes et du commerce, qui dévaluent les privilèges de la noblesse, mondialisation des échanges, apparition de l’idée de nation, avec une histoire »…
Les Lumières n’ont pas élaboré le programme de ces transformations, elles ont été
« l’effort intellectuel pour comprendre ces transformations et les orienter,… et à rendre sensibles les problèmes nouveaux que suscitaient ces transformations sociales et culturelles ».
Diffusion du savoir, émancipation de l’individu des préjugés et des superstitions, réquisition de la raison, liberté d’imprimer et instruction publique vont susciter débats et polémiques. Alors que Diderot et les encyclopédistes veulent faire œuvre de vulgarisation des savoirs, d’autres s’interrogent sur l’opportunité d’éclairer le « vulgaire », par exemple. L’expansion européenne – avec un foisonnement épistolaire sans frontières - va faire advenir également l’idée d’universalisme, et l’Europe va s’imposer une mission « civilisatrice » de propagation de l’esprit philosophique des Lumières, colonisation douce qui suscitera aussi force débats.
« Les écrivains des Lumières n’étaient pas des prophètes dogmatiques de la raison, du matérialisme et du progrès. Ils ont cherché à articuler une démarche militante, celle du combat inlassable contre le fanatisme et l’injustice, et une visée distanciée, travaillée par le doute et l’inquiétude »…. Les Lumières ne nous fournissent pas des réponses, elles ont formulé les questions auxquelles nous cherchons aujourd’hui encore à répondre ».
La moitié oubliée des hommes
En 1791, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges dénonce la fausse universalité de l’horizon humaniste des Lumières.
Dans la situation des femmes qu’il infériorise, l’humanisme des Lumières est le masque de la domination masculine. « S’inventer comme actrice de soi-même, prendre la parole, exister et refuser l’essentialisation maternelle et domestique du rôle assigné à la femme en société… » : Olympe de Gouges met ainsi en évidence les manques et les zones d’ombre de l’esprit des Lumières, et revendique l’ambition d’une véritable universalité. Combat courageux, que l’échafaud fera taire.
Et l’on s’apercevra que deux siècles seront encore nécessaires pour, dans les lois au moins, mettre fin à cette injustice.
Aux sources des droits humains
« L’idée d’un droit naturel placé au-dessus de tous les autres passe pour une idée révolutionnaire, mais elle n’est pas si neuve que cela en 1789, et ses racines théologiques sont anciennes ».
Quelle est l’origine des principes qui ont engendré la déclaration de ces droits de l’homme ? Les racines anciennes des droits de l’homme ainsi proclamés sont-elles « une application des idéaux popularisés au siècle des Lumières par un John Locke ou un Voltaire, ou bien sont-elles à chercher du côté des doctrines religieuses et des théories du droit naturel ? ». En guise de réponse, on va élaborer un sacré laïc protégeant de facto la liberté des individus sans les priver de cadres moraux. Et, parmi les valeurs républicaines, la laïcité comme valeur absolue de la République fera désormais consensus pour une gestion pacifique dans l’espace public des différentes confessions et convictions.
Deux versions de la perfectibilité de l’homme
Le progrès humain est presque une idée presque neuve au moment de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. D’Alembert parle d’une « perfectibilité indéfinie » de l’espèce humaine. « Parmi les philosophes, nombreux sont ceux qui placent tous leurs espoirs dans les arts et les sciences, mais d’autres s’inquiètent déjà de leurs mauvais usage. C’est le cas de Jean-Jacues Rousseau, pour qui la raison ne fait pas la sagesse ».
Rousseau va développer l’idée que l’être humain n’est pas totalement déterminé par la nature, et qu’il est donc susceptible de perfectibilité, grâce aux vertus des Lumières et grâce à ses facultés de raison, d’inventivité et de volonté. L’être humain est capable de se modifier et de modifier le monde grâce au progrès des savoirs et des techniques, au risque d’être dévoyés. C’est pour cela qu’il s’intéressera activement au domaine de l’éducation.
Kant et la paix universelle
Philosophe incontournable des Lumières, pour l’éclairage qu’il en donne (« Qu’est-ce que les Lumières ? », et figure emblématique de l’histoire de la philosophie en général,
Emmanuel Kant est convoqué ici pour son projet de « Paix perpétuelle ». Aux yeux des Lumières, c’est la raison qui confère à l’esprit sa liberté, parce que l’esprit n’est soumis à aucune puissance étrangère et extérieure à lui et qu’il n’obéit ainsi qu’à lui-même. Tel est le sens de ce maître-mot du XVIIIème siècle : la loi. Et c’est sur la loi et la morale que peut s’instituer une paix perpétuelle entre les Etats. Au travers de trois niveaux d’ordre constitutionnel : constitution de chaque nation, loi internationale liant les différents Etats et constitution d’un ordre mondial « dans lequel les hommes seraient considérés comme citoyens d’une cité humaine universelle ». Pour cela, Kant utilise largement l’expression « Alliance de paix » qui « engage davantage qu’un contrat : elle allie, elle apparie des libertés, elle noue une existence à une autre existence »…
Magnifique utopie en 1795 ! Deux siècles plus tard, au XXèmesiècle, l’Onu, la Charte des Nations Unies pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales et les institutions européennes donneront enfin chair à des avancées qui contribuent largement au maintien d’une paix fragile et à la liberté des citoyens d’un monde possible, d’un monde virtuellement présent.
Abolir l’esclavage, un consensus moral
« La critique de l’esclavage est aussi ancienne que sa pratique, mais l’idée d’y mettre fin ne s’imposera qu’au XIX ème siècle. Elle émane aussi bien d’activistes croyants que de philosophes militant pour les droits humains ».
Dans le monde occidental, dans la philosophie classique, l’esclavage existait de toute Antiquité, comme relevant d’une hiérarchie dans l’ordre naturel des humains. Cependant, dès la Renaissance, quelques humanistes et religieux ont commencé à mettre en doute la légitimité de cette pratique. Questions morales, économiques, politiques et sociales alimenteront longtemps des débats passionnés.
Et il faudra attendre le milieu du XVIIIème siècle pour voir émerger l’antiesclavagisme, grâce à l’effacement du clivage géographique entre l’Europe et le monde d’outre-mer, à la montée des philosophies sociales et humanistes déniant toute valeur morale à l’esclavage, et à la reconnaissance de la liberté naturelle de l’homme. La convergence des morales profanes des Lumières et chrétiennes (catholiques et protestantes) feront consensus, mais les traditions et les trafics tarderont à se plier dans les faits aux lois d’abolition
4 - Face au siècle du progrès
L’utilitarisme : une morale sans scrupules ?
« La doctrine de Jeremy Bentham se voulait laïque, humaine, mais surtout rationnelle, au point de, si nécessaire, sacrifier certains au bonheur de tous. Est-elle compatible avec les valeurs de l’humanisme ? ».
Selon l’utilitarisme de Bentham, on doit juger la moralité des actions au regard de leurs conséquences sur le bonheur de l’ensemble des individus : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Voilà qui laisse peu de place au bonheur personnel auquel tout être humain peut légitimement aspirer. Et pourtant, « bien-être individuel et diminution des souffrances » sont au centre des réflexions des penseurs utilitaristes.
Et, après avoir longtemps été à la pointe des luttes sociales, l’utilitarisme n’a plus le même impact pour les générations futures. Finalement, l’épanouissement de l’homme, qui est un thème fondamental de la pensée humaniste, reste largement absent de la philosophie utilitariste.
Mais, « utilitarisme et humanisme ont chacun un rôle à tenir, certainement ensemble », pour le bien commun.
Karl Marx et les droits humains
« Pourquoi Karl Marx, porteur d’un projet qui se voulait humaniste et émancipateur, s’est-il autant méfié des droits de l’homme ? Conscient des mésusages possibles de la liberté individuelle, il en oublia les indispensables libertés publiques ? »
Malgré les méandres de sa pensée, le refus des droits humains est resté une de ses obsessions, et devenu l’objet d’une captation d’héritage par des régimes de terreur permanente de funeste mémoire.
Pourtant, Marx se revendique d’un « humanisme radical », qu’il nomme « humanisme achevé » ou « humanisme réel ». Il le définit par le fait que « l’homme est pour l’homme l’être suprême » et par « l’impératif catégorique de renverser tous les rapports où l’homme est un être humilié, asservi, abandonné, méprisable ».
Pourtant, la société qu’il appelle de ses vœux doit être « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
Pourtant, selon son interprétation, les termes de la Déclaration des droits de l’homme ne portent pas en eux l’émancipation humaine, mais représentent une aliénation sociale. Tout tourne autour de l’idée d’aliénation. Les humains construisent leur histoire, mais sans savoir laquelle ils font ; ils ont une « conscience fausse » d’eux-mêmes et de la société. Selon lui, ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, « c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ».
Et il tient à séparer les droits humains qu’il considère comme des obstacles aux forces sociales, et les droits citoyens résultant d’une auto-organisation de la société qui rend inutiles les garanties juridiques des libertés.
« Mais, en récusant les droits humains au lieu de les réarticuler avec les droits citoyens, et en laissant dans l’obscurité le statut juridique des libertés publiques et individuelles, Marx laissait la porte ouverte à une traduction autoritaire, voire totalitaire de ses analyses … et à l’écrasement des individualités rétives ».
Nietzsche et les illusions de la morale
« Friedrich Nietzsche est l’auteur d’une critique radicale de l’humanisme. Selon lui, la morale est l’ultime ruse des faibles pour domestiquer les puissants ».
Pour Nietzsche, la morale du christianisme « étouffe la volonté, la passion, le désir, est en fait une morale d’esprits faibles qui craignent d’affronter la vie en ce qu’elle a de brutal et de créateur ». La morale est pour lui le refuge des faibles, des esclaves te de la masse des gens ordinaires… A sa détestation de la religion, Nietzsche ajoute celle des philosophes, qui, sous le voile d’apparences de sagesse et de réflexion, de défricheurs de concepts et d’idées abstraites, cachent leurs propres convictions. De quoi l’existence de l’homme tire-t-elle son sens ? De sa volonté de puissance créatrice affirmative.
En fait, il ne semble rechercher ni l’harmonie ni l’égalité, et entend valoriser le combat, la lutte, dont doivent sortir un vainqueur et un vaincu. La morale de Nietzsche se situe « au-delà du bien et du mal ».
Au total, la pensée protéiforme et passionnée de Nietszche influencera la réflexion philosophique occidentale de tout le XXème et du début du XXIème siècle au moins…
Darwin a-t-il déchu l’espèce humaine ?
Selon certains, Charles Darwin aurait porté un coup fatal à l’humanisme en affirmant que « l’homme descend du singe » … En fait, sa théorie de l’évolution ne prévoyait pas qu’une espèce puisse être supérieure à une autre, mais seulement différente ».
La question de la place de l’homme est au centre de vifs débats de la communauté scientifique. Darwin croit au perfectionnement du genre humain, y compris au plan biologique. Mais il est surtout attentif au développement du sens moral pour préserver la sociabilité de l’être humain, avec l’instinct naturel de la compassion dont on doit entourer les plus faibles et les plus démunis et « la sympathie qui tend à devenir universelle ».
Darwin pose donc le respect de la personne au centre de la civilité et avant les gains hypothétiques de toute intervention de type eugénique. Il place même son espoir dans les progrès de l’empathie, en direction de formes de vie toujours plus différentes. Ce qui invalide le faux procès d’antihumanisme dont sa pensée est parfois l’objet.
Rémy LE TALLEC
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