Retrouver Benjamin Lay, pour une histoire populaire des Lumières
A travers la biographie de Benjamin Lay, l’historien Markus Rediker livre le récit fascinant d’un acteur central mais oublié du siècle des Lumières. Usant de tous les moyens d’action pour ébranler les conventions sociales de son temps, Lay défendit très tôt l’égalité des humains, tout en dénonçant les dégâts et les faux besoins produits par le capitalisme naissant.
A propos de Marcus Rediker, Un activiste des Lumières. Le destin singulier de Benjamin Lay, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélien Blanchard, Seuil, 2019 .
Marcus Rediker, Professeur à l’Université de Pittsburgh, est né en 1951 dans le Kentucky, dans une famille de mineurs et d’ouvriers. Lui-même travaillera en usine durant trois années. Ayant ensuite rejoint le monde universitaire, il est cependant toujours resté fidèlement en contact avec l’univers des prolétaires, des dominés, des opprimés. Il a été au cœur de nombreux combats pour la justice et la paix, et s’est particulièrement engagé contre la peine de mort. Il se définit lui-même comme « d’ascendance galloise, écossaise, hollandaise et cherokee, d’éducation sudiste, appartenant à la génération de la New Left et citoyen du monde par élection »[1]. C’est sur l’Atlantique du 17e au 19e siècle, comme lieu de naissance du capitalisme mondialisé, que portent tous ses travaux. Minutieux travail d’historien sur des passés disparus, ses ouvrages sont aussi éminemment politiques et pensés pour aujourd’hui. Marcus Rediker refuse ce qu’il appelle un « terracentrisme [5] [6] [7] [8] »1, c’est-à-dire une recherche centrée sur les territoires non maritimes, oublieuse de l’océan, et qui, orientant le regard vers les espaces et les individus bénéficiaires du nouveau commerce, occulte les conditions de production et d’échange2. L’historien préfère quant à lui suivre sur les eaux océaniques les marins, les esclaves, les pirates, les foules portuaires multi-ethniques (ce qu’il appelle « l’équipage bigarré ») qui ont été les travailleurs et les marchandises de ce nouveau marché, qui à bien des égards est encore le nôtre. Ses ouvrages pensent ensemble le travail « libre » et le travail des esclaves, persuadé qu’ils relèvent d’une commune marchandisation3.
LE RÔLE POLITIQUE DU CONTEUR
Marcus Rediker ne cesse de nous offrir des récits rendant compte de cette réalité protéiforme ; il est l’un de ceux qui écrivent l’histoire de la manière la plus singulière aujourd’hui, et c’est surtout un merveilleux conteur, un passeur d’histoires. Dans un contexte mémoriel et historiographique qui a longtemps oublié, marginalisé, voire criminalisé, les figures historiques les plus radicales et rebelles, il travaille inlassablement depuis trente ans à faire entendre les voix de celles et ceux qui ont ancré leur parole dans une expérience du travail, de la révolte et de la lutte atlantique. Contre l’histoire officielle, Marcus Rediker écrit une « histoire d’en bas » : il nous raconte ce qu’ont subi et ce qu’ont accompli des anonymes ou des oublié.e.s, en les donnant le plus possible à voir et à entendre, cherchant les textes, les poèmes, recourant même à la mémoire orale4. Reprenant à son compte les analyses de Walter Benjamin sur Le Conteur5, il considère que les histoires enracinées dans le peuple avaient « pour fonction fondamentale de permettre l’échange de l’expérience au sein d’un groupe »6. Par là, chacun de ses livres est une manière de faire justice de l’oubli7, mais surtout, chacun peut jouer pour nous le rôle d’un conte populaire : il nourrit notre imaginaires politique de la diversité des formes anciennes de résistance au capitalisme mondialisé. Son dernier ouvrage traduit en français, documentant la vie et les combats d’un quaker radical du début du 18e siècle, pourrait sembler anecdotique. Il n’en est rien ; par la méthode et par les thèmes abordés, il continue un chemin de recherche cohérent, obstiné[9] [DMC10] et politiquement nécessaire.
DES BIOGRAPHIES PAR LE BAS : LE RÔLE DES AFFECTS
Benjamin Lay (que son biographe appelle souvent familièrement, et presque tendrement, Benjamin) fut l’un des tout premiers auteurs à appeler à l’abolition de l’esclavage. Pourtant, il a peu attiré l’attention des historiens. Écrire sa vie c’est poursuivre un travail de biographies par le bas, par lequel Marcus Rediker nous a déjà fait rencontrer (entre autres) Edward Barlow, marin autodidacte du 17e et auteur d’un journal marqué par une forte rhétorique de classe, Henry Pitman rebelle exilé par les forces royalistes en 1685 et vendu comme esclave, ou encore les héros des collectifs insurgés des bateaux pirates8 ou du groupe d’esclaves se libérant à bord de l’Amistad. Tant d’autres aussi, juste croisé.e.s, comme Dwight Janes, épicier de New London et important rouage de l’abolitionnisme des années 1830, comme Sarah, belle à fasciner les marins qui la virent sur le négrier de Liverpool qui la transportait en 1785 et où elle participa à une rébellion, ou ce jeune enfant fouetté à mort par le capitaine négrier Thomas Marshall en 17659. Donner à voir et à entendre des individus, c’est ne jamais édulcorer la violence derrière les chiffres (fussent-ils terrifiants et morbides comme le sont ceux produits par les historien.ne.s de l’esclavage), c’est ne pas se poser la question de la représentativité10 mais penser que toute action rebelle laisse une trace et ouvre une voie, c’est prendre en compte le fait que les combats politiques d’hier et d’aujourd’hui ne se nourrissent pas seulement de concepts et de démonstrations, mais d’images et d’affects.
Cette conviction redikerienne qu’une meilleure compréhension politique du monde et de ses enjeux passe d’abord par le sensible et le vécu vaut à la fois pour les lectrices et lecteurs que nous sommes (et donc oriente la forme du récit) mais aussi et d’abord pour les acteurs de l’histoire passée (et présente). Le choix de la biographie est lié à l’idée que les formes de compréhension du monde, que les pensées, émergent de rapports pratiques à ce monde. C’est ainsi la vie même de Benjamin Lay qui lui permet de formuler, bien avant que le thème ne prenne[DMC11] place dans un espace public légitime, des critiques radicales contre l’exploitation des hommes à travers l’esclavage, et contre celle des animaux. Devenu auteur et libraire aux États-Unis, Benjamin[DMC12] Lay[DMC13] est[DMC14] issu d’une famille de l’Essex, région de longue tradition de radicalisme religieux ; il fut berger, réfléchissant aux rapports de protection envers son troupeau, gantier dans ce « commerce puant » et violent qui traite des peaux animales ; il passa par la Barbade, la plus grande société esclavagiste du monde à l’époque, fut marin familier du monde cosmopolite des navires et des docks, homme de petite taille en proie aux railleries des tenants d’une norme corporelle : la biographie de Benjamin Lay explique (sans déterminisme) son rapport au monde et ses convictions. Les idées naissent des pratiques. C’est la raison pour laquelle les travailleurs qui sont au cœur du système atlantique sont en mesure, plus que d’autres peut-être, d’en saisir les implications profondes.
En collaboration avec Peter Linebaugh, Marcus Rediker avait déjà montré combien les circulations de l’expérience prolétarienne à travers l’Atlantique pouvaient être à l’origine des révolutions de la fin du 18e siècle11. La pensée des Lumières bourgeoises n’est pas tombée du ciel des idées, elle doit beaucoup à des récits et des colères venus d’en-bas et que les érudits recueillaient sur les docks12, à des révoltes qui ont permis des formulations neuves chez des auteurs (J. [DMC15] Philmore[DMC16] , Thomas Paine, Jefferson, Samuel Adams Jr) qui n’en auraient pas eu l’idée autrement. Il faut prendre la mesure de ce que déplace cette « histoire par le bas ». De même que l’histoire du genre est, au-delà de l’histoire des femmes, non pas simplement l’introduction d’un nouveau sujet dans l’histoire mais une autre manière de la voir, de même l’histoire par le bas telle que la pratique Marcus Rediker ne se contente-t-elle pas de donner à voir des pauvres tentant d’agir dans une histoire finalement quand même écrite par la répression et la domination : elle révèle d’intenses influences. Dans ce livre-ci plus encore que dans les précédents il s’agit de penser autrement que ne le fait l’histoire des idées traditionnelles : le titre même de l’ouvrage est presque une provocation, il y a donc des Lumières populaires, celle des activistes inconnus, des Lumières restées dans l’ombre en somme13. « L’abolitionnisme révolutionnaire » qui est celui de Benjamin Lay, suggère, nous dit Marcus Rediker, « une nouvelle généalogie de l’antiesclavagisme », non plus « associée aux seuls membres des élites », mais aux travailleurs ordinaires. Cela contribue aussi à en déplacer la chronologie pour faire démarrer l’opposition à l’esclavage non plus dans les années 1750 mais une vingtaine d’années plus tôt. À l’époque, Benjamin Lay fait partie d’une très petite minorité, mais il n’est pas seul. Marcus Rediker documente la vie et la pensée de Ralph Sandiford, marchand auteur d’un virulent réquisitoire contre l’esclavage et qui fut l’ami de Lay, parce qu’il partageait sa connaissance de la mer et du monde des marins, une vie en marge, un refus des lois iniques. Mais le destin de Sandiford, qui à force d’oppression sombra dans la folie, dit combien ces positions étaient dures à tenir à l’époque.
Écrire est peut-être ce qui a empêché Benjamin Lay de sombrer lui aussi dans la folie. Se qualifiant lui-même d’ « illettré », Lay est pourtant bien « un homme de lettres » selon Marcus Rediker14. Il l’est parce qu’il possédait des livres qu’il lit et commente, et surtout parce qu’il est l’auteur de All Slave-Keepers That Keep the Innocent in Bondage, Apostates. L’ouvrage a un ton prophétique ; il est écrit dans un langage familier mêlant humilité et grandiloquence, voix de l’auteur et voix d’autres ouvrages ou d’autres individus rencontrés, pour aboutir à une sorte de grande compilation – forme ouverte et démocratique que prennent souvent les écritures populaires à l’époque. Écrit sans plan et sur le mode, nous dit Marcus Rediker, du « flux de conscience »15, All Slave-Keepers témoigne de la propension de Benjamin Lay à l’ « enthousiasme », aux émotions fortes. L’ « enthousiasme » [DMC17] désigne pour les quakers une émotion potentiellement subversive, mais il est bien évidemment choisi par l’auteur pour engager une discrète polémique avec celles et ceux qui imagineraient encore les Lumières comme le triomphe d’une rationalité froide et hostile aux émotions (à l’encontre de l’usage que Kant lui-même fait de la notion d’enthousiasme16 ).
Suivre Benjamin Lay, c’est aussi trouver au mouvement abolitionniste, et aux Lumières en général, une généalogie autre que celle habituellement tracée – notamment en France. À travers lui c’est une chaîne logique que l’on remonte, allant des premiers cyniques grecs au christianisme primitif et au christianisme radical de la Révolution anglaise. Cette généalogie valorise donc des figures de marginaux et de proscrits, de rebelles sociaux et non de penseurs aristocratiques. Il y a des pages très amusantes dans le livre où Marcus Rediker imagine la rencontre, supposément ratée de peu, entre l’incarnation des Lumières traditionnelles, Voltaire en exil à Londres, et Benjamin membre de l’assemblée quaker à laquelle le grand homme se rendit un jour.
VIES ET PROPAGANDES RÉVOLUTIONNAIRES
La rencontre imaginaire, de deux hommes qui partageaient un semblable combat antiesclavagiste, souligne l’importance pour Marcus Rediker de la manière dont les idées s’incarnent. Profondément étranger au monde de l’aristocratique Voltaire, Benjamin Lay a choisi d’incarner et de vivre son mépris pour les riches et les exploiteurs17. Comme avant lui d’autres chrétiens radicaux (et notamment Thomas Tryon, protestant radical du 17e siècle anglophone, végétarien, antiesclavagiste), Benjamin est un bon connaisseur de la figure de Diogène et lecteur d’Épictète ; il choisit une vie simple, marquée par un idéal d’autosuffisance ascétique, sans interférence des biens créés et donc de faux besoins, tournant le dos à une économie de marché de plus en plus mondialisée. Se nourrissant exclusivement de fruits, de légumes, de miel, de lait et d’eau, tissant ses propres vêtements, passant la dernière partie de sa vie dans une caverne, ne se déplaçant jamais qu’à pied et non à cheval, Benjamin subvient donc à ses besoins vitaux sans qu’on puisse y trouver trace de la moindre exploitation de l’homme ou de l’animal. La connexion chez Benjamin Lay entre pratique végétarienne et lutte contre l’esclavage est intéressante, non pas seulement dans le refus de l’exploitation mais aussi parce que le langage raciste s’est appuyé sur un mépris pour les animaux, parce qu’il existe un lien entre suprémacisme blanc et suprémacisme humain : les Noirs ont été décrits comme des singes, les juifs comme des rats. L’animalisation visant à exclure du cercle de la moralité est possible, nous explique Florence Burgat, parce qu’il existe, depuis le 13e siècle, une définition ontologiquement dégradée de l’animalité18. Marcus Rediker fait de Benjamin Lay un quasi « vegan » et un écologiste, parce qu’il relie généalogiquement le souci contemporain d’un respect de la nature à l’intention chrétienne de Lay qui cherche à se conformer à une nature pensée comme divine.
Dans cette pratique d’une philosophie par le bas, il ne s’agit nullement de voir un simple égotisme, une réduction de la politique à un style de vie19. En effet, au-delà de la mise en cohérence de leurs idées et de leur vie, les personnages que suit Marcus Rediker – et Benjamin Lay au premier chef – sont presque tous marqués par la volonté [DMC18] d’engager le combat pour changer non pas seulement sa vie, mais la société. Les vies des cyniques grecs et des quakers primitifs qui inspirent Lay sont autant d’adresses au peuple : « que nos vies parlent » disait un vieux dicton quaker20. Ce combat passe par des formes d’opposition publiques destinées à choquer, à heurter les habitudes paresseuses et à introduire à une « politique des petits choix »21. Ainsi, au grand scandale des présents, Benjamin organisa un jour de 1742, sur la place d’un marché particulièrement fréquenté de Philadelphie, la destruction d’un très joli service à thé lui appartenant. Il s’agissait de théâtraliser les enjeux liés à la consommation, et de marquer les consciences de celles et ceux qui ne pensaient pas forcément, en buvant leur thé, aux mauvais traitements des hommes et des femmes qui le récoltaient, ou au système esclavagiste aboutissant à la production du sucre qu’on y faisait fondre. Cette manière de s’attaquer à ce que Marx appellerait le fétichisme de la marchandise, en tentant de donner une visibilité au travail et aux souffrances que dissimulent l’usage, la beauté, l’évidence quotidienne de l’objet, a des résonances très contemporaines. Cela permet de rappeler que loin d’être le fait de « casseurs » irresponsables, décervelés et sans culture, un geste comme celui de briser des vitrines de banque s’inscrit dans une très ancienne tradition politique et philosophique. Le mépris auquel se heurte ce geste, Benjamin Lay l’a bien connu, lui qui fut désavoué et chassé par sa communauté quaker[DMC19].
C’est que ces quakers, supposés prêcher l’amour, la paix et le respect de l’autre, sont très souvent eux-mêmes devenus propriétaires d’esclaves. Lay intervient dans leurs réunions pour les perturber, dénoncer collectivement et individuellement ceux dont la vie est en contradiction avec les paroles de l’Écriture sainte et leur interprétation par les premiers quakers. Cette même communauté quaker allait pourtant évoluer elle-même vers un rejet de l’esclavage. Ce que Benjamin Lay dut défendre à travers des méthodes provocatrices, qu’il concevait comme la guerre d’un David contre le Goliath des esclavagistes, devint – vingt ans après – une sorte d’évidence partagée. C’est donc de leur fondamentale efficacité à long terme que nous entretient M. Rediker quand il évoque des formes de propagande radicale. Parce qu’elles touchent aux émotions du public, les luttes pleines d’ « enthousiasme » ou de « zèle » sont, quoique souvent réprimées, loin d’être inutiles. Ayant travaillé sur l’impact des images du navire négrier sur le développement du mouvement abolitionniste au 19e siècle22, sur les usages d’une sorte de « guerilla Theater » par les révoltés de l’Amistad pour représenter l’horreur de leur traversée atlantique23, l’historien s’intéresse ici au travail de subversion symbolique que mène Benjamin Lay, qui fut particulièrement inventif en la matière – se couchant dans la neige pour mettre celui qui le relevait devant la contradiction de sa pitié ici exercée mais refusée envers les esclaves24, ou perçant d’une épée une bible évidée et remplie d’une poche gorgée de jus rouge sang, pour figurer la vengeance divine contre les propriétaires d’esclaves25. C’est à nos modalités de lutte et de propagation de convictions dans une société[DMC20] du spectacle que M. Rediker s’attache à fournir des modèles et des encouragements, en insistant sur la nécessaire incarnation des idées et des concepts.
UNE AUTRE SOCIÉTÉ EST POSSIBLE
M. Rediker ne se contente pas de documenter les formes d’opposition passées, il souligne également ce qui, dans les histoires qu’il nous raconte, pointe vers des possibles futurs. La plupart de ses héros partagent au moins trois caractéristiques permettant de reconstruire le monde autrement : l’antinomisme, la solidarité et l’égalitarisme.
L’antinomisme est l’idée selon laquelle la conscience morale transcende la loi civile de l’État. L’esprit (divin) prévaut alors sur la loi humaine. C’est un des points d’appui du radicalisme religieux des années 1640-1650, que l’on trouve chez les Niveleurs ou les Diggers, par exemple, et chez un auteur comme William Dell, que Benjamin a lu et annoté. C’est aussi le cas de certains abolitionnistes que les actions de rébellion (celle de Tacky à la Jamaïque en 1760 ou celle de l’Amistad en 1839) confortèrent dans l’idée qu’une action en contradiction avec la loi positive doit être soutenue si elle est favorable à la cause de la liberté. C’est plus généralement le cas des pirates et de tous ceux qui correspondent à la définition du bandit social donnée par Eric Hobsbawm (envers lequel Marcus Rediker reconnaît une dette qui est évidente)26. Il y a, en somme, une « loi supérieure », loi de justice et d’humanité, supérieure à la loi instituée. Tous les collectifs analysés par Marcus Rediker se sont constitués en s’arrachant à la loi des États oppresseurs.
La solidarité, mise en valeur par l’historien dans tous les collectifs qu’il rencontre, est le dernier élément nécessaire à la reconstruction de sociétés alternatives. Marcus Rediker l’analyse notamment dans le cas du navire négrier : face à l’entreprise de déshumanisation et d’acculturation menée par les capitaines et marchands d’esclaves, les hommes et les femmes à bord créent des collectifs unis par une forte solidarité : ils et elles deviennent « compagnons de bord »27, unis au point de créer des parentés fictives et, comme ce fut le cas pour les révoltés de l’Amistad, d’entrer dans un « processus d’ethnogenèse » qui aboutit à la création d’une entité nouvelle, d’un « peuple ». Chacun et chacune prend soin de l’autre28. Cette solidarité n’a pas seulement, dans les récits de M. Rediker, une valeur morale : elle a également une efficacité pragmatique, assez proche sans doute de celle que lui donne un Pierre Kropotkine29. M. Rediker a ainsi une analyse assez fascinante du destin de celui qui aurait pu être l’un des modèles de Robinson Crusoé : face à une historiographie qui fait de celui-ci un solitaire et un individualiste, l’historien montre que son modèle, Henry Pitman, ne put survivre que parce qu’il était membre d’un collectif insurgé et qu’il bénéficia de savoir-faire divers, venus de différentes personnes et coalisés.
Cette solidarité ne peut réellement advenir que sur fond d’égalitarisme. On trouve celui-ci chez les pirates, ces « hommes sans chef » ou presque, pour lesquels l’autorité est toujours collective. L’égalitarisme est aussi bien analysé par Marcus Rediker comme étant ce qui permet au groupe des révoltés de l’Amistad de tenir après la prise du navire, et même en prison, par des décisions prises de manière toujours collectives (selon un modèle qui doit sans doute beaucoup aux « palabres » de leurs pays d’origine). C’est cette égalité de tous qui permet l’ « autogouvernement »30. Chez Lay l’égalitarisme s’exprime dans l’opposition à l’esclavage et par l’antispécisme. Mais Benjamin Lay, trop radicalement décalé par rapport à son époque, ne put jamais construire de communauté – c’est la différence entre lui et la plupart des autres figures étudiées par l’historien. Tout au plus Marcus Rediker suggère-t-il qu’il vécut probablement avec sa femme dans une relation d’équilibre et d’égalité, et qu’il ne renonça jamais à être réintégré dans sa communauté quaker – sans doute au nom d’une communauté rêvée qui serait un lieu d’égalité de tous et toutes.
Marcus Rediker nous le rappelle, les histoires des marins furent « cruciales pour la construction par en bas d’une communauté »31, de même l’histoire telle que lui nous la raconte est précieuse pour construire aujourd’hui des communautés de lutte qui se reconnaissent des ancêtres ou acceptent de partager des filiations (peut-être imaginaires) et des précurseurs. C’est à reconnaître Benjamin Lay comme l’un des nôtres et à puiser force et espoir dans son combat que nous appelle Marcus Rediker par son livre récemment traduit.