« Les dieux ne sont jamais loin »,
« C’est un mythe ; La nuit des temps et le temps de la nuit ; Des dieux et des hommes ; « Mors et vita… » ; Le matin des philosophes ; L’intelligence des mythes ; Le merveilleux au jour le jour ; Ce que parler veut dire ; L’espérance du savoir et le savoir de l’espérance » : tels sont les titres de quelques chapitres de ce maître-livre : un parcours initiatique dans l’imaginaire et le monde intérieur des êtres humains. De nos anciens à aujourd’hui.
Avec les mythes véhiculés par la parole, l’art et l’écriture, les hommes faisaient leurs premiers pas dans l’histoire, qui rend possible une transmission posthume. Et ces mythologies attestent, comme le mot l’indique, une élaboration, une mise en forme par ce « logos », ce verbe, cette parole intérieure dont nous guettons l’apparition.
Ceux qui ont écrit L’épopée de Gilgamesh, le Cantique des Cantiques, l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide, les Métamorphoses… y ont investi une bonne part d’eux-mêmes, mais laquelle ? Cela reste à découvrir.
Car les mythes traitent des questions toujours bien vivaces chez l’homme contemporain, et Jerphagnon s’amuse à en recenser le fond de quelques-unes parmi bien d’autres.
« Sur le trajet de quelle intention de la conscience surgit ce que nous appelons le mythe ? Qu’a-t-on si longtemps cherché dans les mythes, qu’y cherche-t-on encore qui changerait la vie ? Il s’agirait donc ici de ce qu’on appelle dans notre argot de philosophes, une phénoménologie du mythe. Du Mythe vécu en société et du mythe vécu à la première personne, si tant est que l’on puisse y atteindre par le peu qui nous reste de tant de millénaires retournés au silence »… ».
« Quelque chose échapperait-il encore et toujours à l’Homo archi-sapiens, version IIIème millénaire, pourtant muni des lumières de sa raison, de sa liberté chérie, de son ordinateur, de ses droits de l’homme et de ses satellites ? Quelque chose d’éternel à quoi seuls les mythes venant de si loin dans le temps donnaient alors accès ? Quelque chose, en tout cas, qui paraît bien avoir compté pour une part dans l’idée qu’on se faisait du bonheur ? Tout se passe comme si l’on voulait aujourd’hui savoir ce qui alors était vécu avant que d’être su, vécu au premier degré, sans distance réflexive ».
A ces questions éternelles déjà mille fois envisagées, Lucien Jerphagnon ne prétend jamais apporter de réponse définitive, c’est rassurant. D’ailleurs, ni en histoire, ni en philosophie, nulle pensée ne peut apporter quelconque réponse définitive à prétention universelle. Et d’ailleurs, quel peut être l’intérêt d’une enquête par définition rationnelle sur une donnée irrationnelle ?
Il se contente d’émettre ses interprétations, ses propositions qui viennent enrichir les précédentes études. Des analyses claires de pur bonheur, solidement assises sur des rayonnages entiers de bibliothèques, en latin ou en grec dans le texte….
Ces légendes, ces exploits des dieux universels avec leurs mesquineries, leur courage ou leur cruauté, bien humaines, ces mythes, confectionnés, rassemblés au fil du temps, et diffusés dans le monde méditerranéen jusqu’à l’extrême orient mystérieux, ont contribué à indiquer des sens à l’Homme du temps. Des directions, des significations, des explications possibles sur l’Un, sur la nature, sur la vie plutôt que rien. Ces mythes nous plongent au cœur de l’homme.
Et puis, peu à peu l’homme en prend et en laisse de ces dieux lointains et incohérents ; et se développent alors la philosophie, l’histoire qui s’écrit et retient la parole, la littérature, tout ce qui exprime l’interprétation par l’homme de son environnement au quotidien. Ce que Jerphagnon appelle l’intelligence des mythes, dans les deux sens de l’expression.
La rationalité et les mythes campent sur leur pré-carré. Les mythes et la rationalité, la religion et la science prétendant chacun à la vérité, il est impossible de faire un choix unique sans s’amputer d’une partie de nous-même : l’équilibre de l’homme en est l’enjeu. C’est de toute éternité la double attente de l’âme humaine, rationnelle et irrationnelle, naturelle et surnaturelle, immanente et transcendante, et, si l’on se risque aux grands mots, scientifique et mystique.
Un souffle d’enchantement
On doit dire que cette plongée ébouriffante dans l’histoire des mythes, des questions existentielles posées par les hommes qui les ont inventés, puis par la conservation écrite de la parole de l’histoire, les pensées de la philosophie vécue au quotidien …, cette plongée est un véritable bonheur. Le bonheur de comprendre un morceau de notre histoire, un morceau de la naissance de notre histoire, un morceau des questions que se posaient déjà nos ancêtres, qui avaient eux aussi leurs problèmes existentiels. L’espérance du savoir et le savoir de l’espérance …
Pour ne pas laisser l’homme dans l’intranquillité de la solitude, Lucien Jerphagnon a lui aussi, fait un rêve :
« On se prend à rêver d’un monde sans anathèmes, où le savoir de l’espérance viendrait magnifier l’espérance du savoir. Oui, comme il arrive qu’on rêve d’idéal, d’éternité, de paix universelle, d’intelligence partagée, de bonheur, même… ».
Rémy Le Tallec.
Pour aller plus loin …..
Pour les amoureux de la philosophie antique, en complément du bel article de Rémy Le Tallec, je vous conseille la lecture de :
Julien Jerphagnon « Mes leçons d’antan- aux Éditions les Belles Lettres.
Note sur le livre : « Big-bang philosophique, le Parménide de Platon a donné naissance à un courant de pensée, le néoplatonisme, qui a ponctué toute l’Antiquité de la Grèce à Rome et dont les échos ont résonné jusqu’à la Renaissance. »
Le Parménide : dialogue obscur, parfois abscons, rebutant le lecteur est pourtant souvent à l’honneur dans les loges maçonniques, dans ce livre de Lucien Jerphagnon le lecteur trouvera une analyse littéraire du texte et de ses célèbres hypothèses, il trouvera aussi l’histoire des interprétations jusqu’à Plotin, enfin la vie de Plotin commentée par Porphyre. Voie vers la découverte de l’harmonie secrète du Parménide.
Fragments:
Conclusion des Hypothèses du Parménide
« Selon A Diès le programme du Parménide est réalisé, à savoir « mettre de la contrariété au sein même des Formes intelligibles, sans détruire ni leur objectivité ni leur détermination précise et intransformable, établir l’unité sans détruire le multiple, poser l’affirmation en fondant, sur l’affirmation même la négation.
Ainsi, se dégagent « les éléments d’une théorie de ce qui est et de ce qui apparaît. On sait quel sens il faut donner au mot être et au mot apparence (….) En parlant de l’un qui est, et en le niant partiellement, on arrive a constituer un monde ordonné. (…) de même on a sauvé la multiplicité du monde en lui conférant une unité. Selon Platon, tout acte de pensée inclut la double affirmation de l’un et du multiple. »
Cela énoncé ne peut laisser indifférent le Franc-Maçon, sur son chemin initiatique, sa conquête d’unité, on y trouve les fondements de la propédeutique maçonnique. Le but aussi réunir ce qui épars, l’un, l’individuel, le particulier et le multiple, l’universel. C’est la ‘récupération’ de l’unité, sa réparation, c’est aussi la pensée de Pythagore et d’Héraclite deux ‘prophètes’ maçonniques.
Cela nous conduit à l’évidence vers Plotin :
« C. Ramoux parle ‘ d’étonnante architecture théologique’, une discipline, pour une ascension spirituelle à inscrire sur la carte du cosmos, et une tradition mystique dont le fil se laisse remonter à travers Plotin encore plus haut, possiblement très haut, jusqu’à Platon et au-delà. »
Exégèse du Parménide selon Plotin :
« Tout être et tout non-être sont des modes de l’Un. Tout être aspire à son unité car c’est elle qui le constitue -ou, pour mieux dire, tout être se pose lui-même dès qu’il réalise son unité. Et la totalité elle-même s’autogénère en expliquant une unité qui lui est immanente. »
La nausée du corps.
L’époque de Plotin est celle de la nausée du corps, du rejet du corps. Pierre Hadot cité par Lucien Jerphagnon, explique, nous avons plusieurs têtes. (lire La simplicité du regard de Pierre Hadot). Cette époque est-elle révolue ?
« Il y a un ailleurs, un autrement, un au-delà, vers quoi l’on imagine un passage possible, ou plutôt des passages, selon les goûts et les possibilités de chacun. »
C’est le moment sans doute où certains frappent, la porte du temple, d’eux-mêmes, descendent dans la caverne, pour une visite de leur intérieur en vue d’une rectification et d’une remontée spirituelle, ils pourront alors se contempler dans le miroir qui leur proposé.
« Pour les intellectuels, un retour au platonisme, un revival platonicien incontestable, mais aussi superficiel et parfois louche ;
Pour les esprits religieux, les cultes à mystères, et il y en avait de toutes les variétés ;
Pour les amateurs de spéculation, les gnoses de toute sorte, les astres, les cieux dont les humains procèdent en revêtant des défroques plus ou moins grossières dont la dernière serait précisément le corps.
Cette nausée du corps, est la vision de l’homme de cette époque, c’est le rejet du matériel.
Toute relation est possible avec notre époque, mais aussi à mon sens dangereuse. Cela peut mener à tous les intégrismes, les prosélytismes sur nos manières de vivre, de nous alimenter etc..
Jean-François Guerry.
À LIRE : Lucien Jerphagnon ‘ MES LEÇONS D’ANTAN’ Éditions Les Belles Lettres.
Le grand professeur de philosophie et historien de l'Antiquité est décédé le 16 septembre. Son ancien élève Michel Onfray lui rend hommage.
Au premier cours de l'année donné au cinquième étage de l'université de Caen, Lucien Jerphagnon fournissait son mode d'emploi : il annonçait qu'il y aurait un devoir et donnait la date de remise des copies, il ajoutait qu'il le signalerait une autre fois, donnait également la date de la piqûre de rappel et ajoutait qu'une copie non rendue ce jour-là, ce serait zéro. "À bon entendeur...". Pas utile d'arguer de la troisième mort de son grand-père, d'un glissement de terrain ou d'une grève des trains.
Ensuite, il donnait son adresse, précisait qu'il répondrait à chaque lettre le jour même et qu'on recevrait une réponse le lendemain dans sa boîte aux lettres - c'était l'époque où l'on n'avait pas besoin d'affranchir le courrier au prix du caviar pour que, nonobstant, il prenne son temps en route. Pendant des années, il répondit à chacune de mes lettres le jour même. Je garde ce précieux trésor dans une chemise à la couleur passée.
Enfin, il concluait son topo en citant Montherlant : "Qui vient me voir me fait plaisir...", puis il marquait un temps de silence, et il ajoutait, goguenard : "... Qui ne vient pas me voir me fait plus plaisir encore !" Pendant des années, je lui ai offert le premier plaisir, pendant d'autres années, le second.
Concernant ses relations avec Jankélévitch, dont il fut l'assistant, il écrit : "Mai 68 nous avait éloignés, point séparés." Il y eut aussi entre nous un éloignement qui ne fit pas une séparation. Tel ou tel journaliste fit de son édition de saint Augustin en Pléiade le motif de cet éloignement, l'auteur du Traité d'athéologie ne pouvant qu'être un allumeur de bûcher sur lequel il sacrifiait son vieux maître ! Mais c'était me prendre pour un imbécile : quand j'eus le coup de foudre pour ce professeur exceptionnel, j'ai tout lu de lui et, à 17 ans, je n'ignorais pas qu'il avait publié des textes qui sentaient l'eau bénite aux éditions du Vitrail (sic) ! Pas besoin de chercher de ce côté-là.
Quand il arrivait dans la salle, grand, maigre, la moustache d'un officier de la coloniale toujours impeccablement symétrique, il posait son cartable, sortait son volume de Budé, posait une grosse montre sur le bureau et commençait un spectacle extraordinaire. Seul, il jouait tous les rôles du théâtre antique : il fulminait, susurrait, ricanait, délirait, le tout avec une érudition époustouflante. Drôle, malin, ironique, vachard, intelligent, cultivé, il assassinait, portait au pinacle, tirait une balle entre les deux yeux de tel ou tel professeur parisien, citait une lettre envoyée par un ami cardinal ou académicien, faisait un genre de revue de presse de la semaine et n'oubliait jamais le cours - qui était clair, limpide, impeccable, bourré de références, et vrai.
À l'époque, l'idéologie faisait la loi : Marx - Freud, Lacan - Foucault. À Caen, nous avions le subversif de service, jadis Mao - Badiou, puis Sade - Bataille (aujourd'hui Aristote - saint Paul), l'apparatchik communiste, Lénine - Althusser, le fainéant, rien - rien, le dandy, Wagner - Varèse, le professeur modèle, Kant - Hegel, etc.
Lui se moquait de tout cela et parlait des preuves de l'existence de Dieu chez saint Thomas d'Aquin, des hypostases de Plotin, du plaisir chez Lucrèce. S'il parlait d'un bordel, c'était avec la caution de Juvénal, d'une partie de jambes en l'air, avec celle de Perse, d'un trait d'esprit, avec Tibulle, s'il lançait une saillie contre les grands de ce monde, c'était sous couvert de Tacite - Suétone. On ne savait comment il s'y prenait, mais on avait l'impression d'un one-man-show effectué par un genre de Monsieur Hulot de la philosophie. Une fois sur le campus, on avait beaucoup appris, tout compris et, surtout, tout retenu... J'ai encore un gros paquet de notes prises au cours donné par le membre du PCF sur Victor Cousin et la philosophie française, mais ne me souviens de rien ; j'ai gardé les quelques notes du cours sur Lucrèce, je me souviens de tout, comme si le cours avait eu lieu hier. Or, il a plus de trente ans...
Il m'a tout appris : ne rien tenir pour vrai qu'on ne l'ait vérifié expressément. Lire, beaucoup lire, encore lire, toujours lire, travailler sans cesse. Aller directement au texte et économiser les gloses. Se moquer des travaux universitaires, jamais très utiles : ils obscurcissent la plupart du temps, alors que la lecture et la méditation du texte même forcent les pages les plus difficiles. Il ne sacrifiait à aucune mode de lecture - ni freudienne, ni lacanienne, ni marxiste, ni structuraliste. Il disait pratiquer "une méthode érudite". De fait, pour comprendre Lucrèce, je m'étais inscrit à des valeurs d'histoire de l'archéologie antique, ou d'histoire ancienne, je lisais sur l'époque, je bricolais un peu de latin. À rebours du structuralisme, il voulait le texte et le contexte - il avait ô combien raison ! Ma Contre-histoire de la philosophie est un hommage à sa méthode. Un hommage dont j'entame la dixième année.
Tout nous séparait : homme de droite, très conservateur, agnostique, mais, quoi qu'il en dise, mystique plus proche du Dieu des chrétiens que de l'Un-Bien de Plotin, pestant contre Mai 68, ami de gens d'Église, dont, paix à son âme, un évêque athée. Bien qu'il s'en défendît, il goûtait les honneurs comme un petit garçon les friandises, et je crois qu'il aurait aimé le bicorne et l'épée du Quai Conti, un lieu qu'il aurait enchanté par son éternelle jeunesse, ses pétillements d'intelligence, ses mots en pointe sèche aiguisée d'acide. Tout nous séparait, donc. Et alors ? Je l'aimais ainsi.
Voilà quelques jours, passant chez Grasset, mon éditeur Jean-Paul Enthoven m'apprit qu'il était entré dans une chambre de soins palliatifs. De là-bas il a envoyé une lettre de dandy à la maison d'édition des Saints-Pères qui fut aussi la sienne : joli papier filigrané, incrustation de titres, dont Membre correspondant de l'Académie d'Athènes, il y tenait.
L'encre violette de son Montblanc ("Regardez, mon cher Onfray, c'est le supertanker avec lequel j'ai écrit tous mes bouquins", me dit-il quand je vis son bureau pour la première fois...) avait pâli, le trait était resté net, mais la plume grattait le papier et avait des ratés. Il remerciait la maison qui l'avait édité, rigolait au bord de la tombe, continuait le spectacle, mais savait que le rideau allait tomber très vite. J'ai pleuré. Il était né la même année que mon père.
J'ai lu son dernier livre qui vient de paraître en librairie, j'ai entendu sa voix en le lisant. J'ai fermé le livre. J'ai vieilli un peu plus. Adieu, mon vieux maître, adieu - je vous aimais...
SOURCE HEBDOMADAIRE LE POINT