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Ôtez- moi d’un doute, ou je m’abstiens. Il n’y a pas de doute, il faut le croire. De multiples expressions sèment le doute, faut-il dès lors se méfier du doute même, ou de ceux qui doutent de doute de tout, c’est-à-dire de rien. Ils ont le doute systématique, ils n’ont pas le doute constructif. Sans aucun doute, la certitude de tout est la faiblesse des préjugés. Rémy Le Tallec vous propose une incursion dans le monde du doute, un éloge du doute, pour ne pas douter de tout, mais ne pas finalement avoir aucun doute.
Jean-François Guerry.
Eloge du doute
« Lire- Magazine littéraire » – Hors Série avril-mai 2021
« L’Eloge du doute », titre de ce Hors-Série du magazine « Lire-Magazine littéraire » laisse planer le doute : s’agit-il d’un énième manifeste complotiste à l’image de ceux qui squattent la blogosphère et les réseaux dits sociaux, un énième avatar de la philosophie du soupçon qui a kidnappé la pensée moderne, ou bien un petit vade-mecum pour apprenti philosophe en quête de sagesse ?
La paranoïa guette le lecteur et le citoyen ; alors le pauvre lecteur-citoyen est forcément assailli par le doute : individu incertain, homme sans gravité, maître ignorant, homme de cour, moine ou vénérable, chacun selon sa méthode, cherche un point d’appui. Les manipulations intellectuelles en tout genre, grands laboratoires, multinationales digitales, petits philosophes quotidiens, influenceurs économiques, haut-parleurs médiatiques, assassins anonymes des réseaux susnommés et autres parasites en tout genre ont créé un climat délétère. A la face du monde, à la stupéfaction du monde, les mots ont perdu sens, perdu leur signification, leur direction, leur sensation : les faits objectifs peuvent devenir des faits alternatifs, et la vérité peut se transformer en post-vérité. Alors, disciple de Raymond Devos, moi aussi j’ai un doute !…
Heureusement, rien de ces cauchemardesques haut-le-cœur dans ce magazine, même si l’échauffement toxique fabriqué par les média reste forcément en fond de décor. Il nous rappelle à l’inverse le doute comme garde-fou, comme rappel à la raison, ainsi que nous l’ont enseigné bien des philosophes, car inhérent à toute connaissance, à toute expérience et à tout raisonnement.
Si l’on se souvient parfois du doute cartésien qui a marqué (ou pas) nos premières études, sans avoir conscience de le pratiquer au quotidien comme Monsieur Jourdain, il est toujours réconfortant de se sentir moins seul dans l’effervescence humaine. Et de savoir douter aussi des préjugés, des conditionnements, des sens, des sentiments qui entravent finalement notre liberté d’esprit.
Et de voir l’élégance du doute pratiquée depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Chez Socrate, Saint Thomas d’Aquin, Montaigne, Pascal ou notre regretté Clément Rosset par exemple. Chez nos illustres prédécesseurs humains qui ont connu leur quart d’heure de célébrité dans la littérature : Don Quichotte, Hamlet, et les inénarrables Bouvard et Pécuchet…
Descartes donc, mettait en garde, dans son « Discours de la méthode », contre la transposition de son doute radical à l’existence, où il empêcherait décisions et actions nécessaires à la vie. Et pourtant, sans le doute, notre monde commun s’effondre. Car il repose tout autant sur la capacité à se remettre en question, à consentir à la pluralité des points de vue audibles que sur la reconnaissance des repères partagés.
Impossible de faire une synthèse du très riche et accessible contenu de ce magazine malgré une pédagogique tripartition : « Le doute comme méthode » ; « Les gens qui doutent » ; « Du doute juste ». Quelques titres glanés au fil des pages illustreront peut-être l’ampleur historique du dossier, la diversité des angles de vue et la richesse des entretiens contemporains pour dire le bonheur de lecture qui en résulte.
Au hasard, pour dérider l’atmosphère « Le complotisme est une forme malade de l’esprit critique », « Depuis Socrate, d’ignorances en hypothèses », « Les sceptiques face aux apparences et aux dogmes », « Descartes, douter pour ne plus hésiter », « Pascal, la stratégie du rideau de fumée », « Au coeur des philosophies de l’existence », entre remise en question existentielle et conscience des limites de la certitude scientifique, le doute a hanté les philosophies du siècle dernier » (d’une brûlante actualité …), « Nul n’échappera à la cruauté du réel » selon Clément Rosset, pour qui le doute est la pierre de touche qui permet de distinguer les vrais philosophes de ceux que la certitude rend fou. (on pourra relire ses « Principes de sagesse et de folie »comme exemple de lucidité contemporaine). « Hamlet, inapte à la décision »,
« Les Lumières entre l’euphorie et l’angoisse » ; les hommes des Lumières furent partagés entre la joie de découvrir le relativisme et l’inquiétude d’avoir perdu jusqu’aux derniers garde-fous, et son pendant « De l’importance d’élargir notre domaine du doute » ; la pensée occidentale, qui s’enorgueillit d’être la seule à être fondée sur le doute, se l’applique-t-elle autant à elle-même qu’il le faudrait ? De nombreux pays contestent la prétendue universalité des normes et des valeurs de nos Lumières.
« Quand la réalité devient douteuse », les citoyens sont de plus en plus nombreux à revendiquer leur certitude absolue de douter de la réalité : nous voici confrontés aux vérités alternatives de sinistre avenir. « Algorithmes et états d’âmes » ; l’incertitude fait partie de la recherche scientifique.…
Et ces entretiens lumineux, avec Sylvia Mancini : « L’ésotérisme nous aide à vivre, pas la science », Barbara Cassin : « La seule éducation qui vaille est l’incitation à exercer son jugement », Etienne Klein : « Le doute est le véritable moteur de la recherche en même temps que son combustible », Laurence Devillairs : « La certitude doit être une recherche, un examen, une réflexion », et Antoine Compagnon, ami fidèle de Montaigne, qu’il voit comme inventeur de la tolérance.
Ce numéro intitulé « L’éloge du doute » a l’élégance de se fermer avec le texte d’une chanson d’Anne Sylvestre (1934-2020), une chanson digne de ce nom, qui honore son auteur autant qu’elle respecte son auditeur, une chanson dont la personnalité montre l’ universalité en même temps qu’elle traduit la sensibilité de son époque. Magnifiquement sertie dans l’actualité de ce dossier, la chanson « J’aime les gens qui doutent »reflète aussi bien l’art d’Anne Sylvestre – et ses thèmes d’inspiration privilégiés - que sa personnalité, toujours exigeante et présente dans les festivals. Tour à tour qualifiée d’intello, chanteuse pour enfants (domaine dont elle fut la précurseure), poète ou féministe selon l’époque, directeurs artistiques et critiques comptables ont été prompts à l’enfermer dans des cases rassurantes pour les statistiques. Anne Sylvestre, elle, n’a jamais cessé de se renouveler et d’influencer de jeunes artistes, et elle a su conserver son indépendance d’esprit en veillant jalousement à son indépendance artistique, consolidée par un côté libertaire et un art poétique affirmés.
Rémy Le Tallec
« Les gens qui doutent » (Anne Sylvestre, 1977)
J’aime les gens qui doutent
Les gens qui trop écoutent
Leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent
Et qui se contredisent
Et sans se dénoncer
J’aime les gens qui tremblent
Que parfois ils ne semblent
Capables de juger
J’aime les gens qui passent
Moitié dans leurs godasses
Et moitié à côté
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime ceux qui paniquent
Ceux qui sont pas logiques
Enfin, pas « comme il faut »
Ceux qui, avec leurs chaînes
Pour pas que ça nous gêne
Font un bruit de grelot
Ceux qui n’ont pas honte
De n’être au bout du compte
Que des ratés du cœur
Pour n’avoir pas su dire :
« Délivrez-nous du pire et gardez
le meilleur »
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui n’osent
S’approprier les choses
Encore moins les gens
Ceux qui veulent bien n’être
Qu’une simple fenêtre
Pour les yeux des enfants
Ceux qui sans oriflamme
Et daltoniens de l’âme
Ignorent les couleurs
Ceux qui sont assez poires
Pour que jamais l’histoire
Leur rende les honneurs
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui doutent
Mais voudraient qu’on leur foute
La paix de temps en temps
Et qu’on ne les malmène
Jamais quand ils promènent
Leurs automnes au printemps
Qu’on leur dise leur âme
Fait de plus belles flammes
Que tous ces tristes culs
Et qu’on les remercie
Qu’on leur dise, on leur crie :
« Merci d’avoir vécu » ! »
Merci pour la tendresse
Et tant pis pour vos fesses
Qui ont fait ce qu’elles ont pu.
les gens qui doutent - Anne Sylvestre
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