Cynthia Fleury : Ci-gît l’amer (Gallimard, 2020)
Le titre du dernier livre de Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste surprend de prime abord, mais vite éclairé par le sous-titre, « guérir du ressentiment », il prend tous ses sens : l’amer, la mère, la mer. L’amer pour l’amertume du ressentiment, la mère, la figure maternelle – psychanalyse oblige – pour dépasser les premiers deuils et renoncements, rupture fondatrice de la séparation entre l’enfant et sa mère. Et la mer comme les courants abyssaux des tempêtes qui noient d’acrimonie la vie intérieure de l’être humain.
Au fil des pages, C. Fleury entrecroise ses propres témoignages personnels d’expériences passées avec des textes de grands auteurs, sociologues (Scheler, Norbert Elias, Axel Honneth), philosophes (Nietzsche, Hegel, Deleuze) et psychanalystes (Freud, Fanon, Wilhelm Reich), pour tenter de mettre au clair les mystères de cette émotion destructrice et paralysante qui nous a tous affectés un jour ou l’autre dans notre vie. Question primordiale en ce sens que le ressentiment individuel, largement partagé dans la société moderne, affecte gravement la vie collective. Et elle soutient que la psychanalyse permet de comprendre les origines de ce ressentiment et peut proposer des outils utiles pour déjouer et dénouer une telle situation.
Elle explore le vécu de l’individu et les tréfonds de la rancœur pour saisir les ressorts de cette réaction émotionnelle universelle. Cette réaction affective s’insinue au cœur même de la personne, gagne insidieusement en profondeur et en volume jusqu’à occuper tout l’espace psychique, à abolir tout discernement, à diminuer sa capacité d’action, sa capacité d’être, sa créativité, jusqu’à en faire le prisonnier. Le re-sentiment ressasse sans cesse, le ruminant rumine à l’envi ses interprétations, ses états d’âme débilitants, et s’enferme dans un cercle vicieux d’impuissance et de plainte.
« La rancoeur, c’est le fait d’en vouloir à ; et l’on voit comment ce en vouloir à prend la place de la volonté, comment une énergie mauvaise se substitue à une énergie vitale joyeuse, comment cette falsification de la volonté, ou plutôt cet empêchement de la bonne volonté, cette privation de la volonté pour, comment ce ressentiment prive la volonté d’une bonne direction ». Contamination, indétermination, intoxication, déformation du sens des valeurs… font le lit du conspirationnisme … Instrument de liberté par excellence, la faculté de juger devient alors un instrument de servitude et l’aliénation.
Dans un monde de surabondance d’informations et de pseudo-informations livrées en continu sans contextualisation ni vérification, l’individu, submergé, devient la proie grégaire et facile du ressentiment, soumis et complice des lynchages anonymes des réseaux dits sociaux. De même, l’individualisme ambiant constitue un terreau fertile à la prolifération du ressentiment, où la violence mimétique devient pain quotidien.
Et l’on peut aisément observer comment la contagion exponentielle de ces rancoeurs individuelles gagne toutes les strates d’une société jusqu’à en affecter les fondements démocratiques. L’histoire déborde en effet de situations collectives qui ont généré du ressentiment, et l’auteure consacre un large chapitre au nazisme où elle propose de dépasser les analyses de Wilhelm Reich, qui considère que le despote est le seul responsable des mouvements de masse. De même, elle établit une comparaison entre l’âme de la personne en proie au ressentiment et l’esprit du capitalisme. « Le capitalisme réduit les individus au rang d’objets interchangeables. Tout comme l’individu qui éprouve de la rancœur, il se fige, il est réifié, paralysé ». Ce qui explique un besoin de reconnaissance de plus en plus prégnant, où l’individu pourra s’estimer accepté dans sa personne, avec son originalité et sa spécificité.
Comment peut-on malgré tout, vivre dans ce monde hors du ressentiment et même de l’amertume ? Les questions de l’éducation et du soin (au sens large, c’est-à-dire de la santé à la solidarité sociale) lui semblent déterminantes à l’apprentissage de la liberté et de la responsabilité individuelle.
Le soin pour délier les nœuds personnels, le soin comme attention permanente et particulière apportée à autrui. La culture pour retrouver le sentiment de l’universel, et sublimer les pulsions négatives en souci du bien commun. Deux domaines qui offrent les possibilités de sublimation et de symbolisme capables de libérer l’esprit de la rancœur et de retrouver le chemin de la « philia, au sens large du terme, des vertus d’amour et d’amitié ».
L’organisation du livre, par de courts chapitres bien sentis, clairement écrits, sans jargon, permet au lecteur de suivre pas à pas la pensée limpide de l’auteure dans les méandres et la complexité du sujet, dans sa dimension individuelle autant que dans son prolongement collectif. Cynthia Fleury nous livre ici une pensée écrite à la première personne, une pensée d’autant plus actuelle que notre siècle a traversé (traverse) depuis une dizaine d’années une longue période où le ressentiment faisait (fait) la loi dans l’espace public, particulièrement servi par la tyrannie sauvage des réseaux dits sociaux et la résonance de certaines chaînes d’info en continu (« les fléaux de l’information », titre à la Une, le Monde Diplomatique d’avril 2021).
Une réflexion enthousiasmante, qui apporte du grain de qualité au moulin nourrissant de la construction et de l’effort nécessaire à la fraternité maçonnique. A l’aune de son dernier chapitre plein d’émotion et de sensibilité, « Résister à l’abîme ». Un livre lumineux, intérieurement et extérieurement.
Rémy Le Tallec.
22-04-21
PS : On pourra lire aussi de Cynthia Fleury, son petit mais profond ouvrage « Le soin est un humanisme »(Gallimard/ tracts, (mai 2019)