En voyant le duel qui oppose aujourd'hui les juges et le pouvoir, on pense à cette anecdote attribuée à Tacite. Néron se faisant raser le visage avertit son barbier : " Si tu me coupes, je te fais aussitôt décapiter", et le barbier de répondre : "César, ton cou est plus proche de mon rasoir que ma tête de la hache du bourreau." Cette dialectique de l'empereur et du barbier, du rasoir et de la hache, ressemble bien à celle des rapports actuels entre les juges et les politiques tout à coup vulnérables.
Autrefois, tenus pour quantité négligeable, il était seulement demandé aux juges de régler des querelles entre particuliers, de réprimer les dangereux de la société et de maintenir l'ordre du pouvoir ancien, tant qu'il durerait, tout en assurant l'ordre nouveau s'il triomphait. Entrons-nous dans une période d'affrontement entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique ? Est-ce la fin d'un épisode historique, le commencement d'un autre ?
Que les choses soient claires, il ne s'agit pas ici de partir du postulat que les politiques bénéficient d'une telle extra-territorialité que la justice ne devrait jamais mettre son nez dans leurs affaires. Il s'agit tout au contraire de montrer que dans ces circonstances la justice agit à peu près de la même manière que lorsqu'elle s'occupe de citoyens ordinaires et que cette manière est choquante. Le mouvement qui conduit aux aberrations et aux scandales actuels n'intervient pas dans l'histoire sociale et politique comme une poussée de champignons de printemps. Ce qui se passe aujourd'hui est le résultat d'une évolution profonde de la société qui se loge dans une lame de fond politique, économique et sociale.
Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est la fin de notre État administratif traditionnel, fondé sur une prééminence impériale du politique et une marginalisation du juriste (avocat ou juge) et du droit. Notre bon vieil État jacobin a pris du plomb dans l'aile, par le bas et par le haut.
En bas, parce que les citoyens en ont assez de marcher au sifflet administratif. L'évolution démocratique exige plus de régulation juridique, donc plus de juristes. Les citoyens ne veulent pas non plus que certains secteurs de l'activité nationale, qu'il s'agisse du sport ou de la politique, échappent aux règles qui s'appliquent à tous les autres.
Par le haut, le mouvement est encore accentué par la construction européenne qui, comme tout embryon d'édifice fédéral, produit du droit. Dans cette société plus démocratique de demain, il est clair que les fonctions, les procédures et les hommes dans le domaine juridique ne peuvent plus être exactement les mêmes.
Prenons les hommes et par exemple les avocats : ils sont deux ou trois fois moins nombreux en France que dans le reste de l'Europe. D'artiste cultivant la rhétorique et l'éloquence, l'avocat devient aujourd'hui technicien des affaires, conseil. Il participe au processus décisionnel dans la société. La construction européenne a ouvert les yeux d'une majorité d'avocats qui a réussi, après d'énormes efforts, à faire sauter les verrous corporatistes les plus rétrogrades des tenants d'une tradition éthique séculaire abusivement prisonnière d'une seule forme d'exercice.
La révolution du barreau est faite. Mais celle de la magistrature reste à faire. Il est clair que le juge de demain, investi d'une fonction d'arbitrage beaucoup plus importante qu'hier, intervenant dans tous les domaines de la vie nationale, y compris la matière lourde, politique ou économique, ne peut continuer à être recruté et formé de la même manière demain qu'hier.
Comme de surcroît la société du passé leur fait faire des tâches qui sont souvent répétitives et parfois absurdes, avec des moyens matériels le plus souvent médiocres, des procédures civiles archaïques et des procédures pénales barbares, on voit l'état d'esprit souvent maussade qui peut être le leur, tout animés qu'ils peuvent être de rancœur légitime et d'autres ambitions
Malheureusement ce grand corps réagit mal au changement. Comme pendant longtemps les avocats le firent, ils se crispent dans des attitudes conservatrices, encadrés par des syndicats corporatistes, tueurs de réformes, principalement occupés à constituer un clan, pour faire avancer leurs adhérents dans les grades et la hiérarchie et à les défendre à tout prix quand ils font des bêtises. Abaissée pendant deux siècles, médiocrement recrutée, méprisée par la classe politique, que sa culture jacobine rend ignorante de la réalité actuelle et de la révolution juridique qu'elle ne comprend pas, la majorité de la magistrature paralyse tout changement, et fétichise ses seuls objets de pouvoir terrifiants : l'instruction pénale. Un peu comme une population humiliée et exploitée qui se récupérerait sur l'image de son bourreau parce qu'il sort de ses rangs.
On ne voit guère les politiques se jeter du haut des palais de justice, comme des Tosca affolées de la tour du château Saint-Ange. On ne voit guère non plus les magistrats, tels des statues de Commandeur, précipiter tous les politiques, dont ils touchent la main, dans les flammes de l'enfer.
L'origine du pouvoir des juges procède du pouvoir politique. Mais la crédibilité de l'exercice de la justice dépend de son autonomie. Celle-ci dépend non pas d'organigrammes administratifs, mais de la qualité des hommes, de leur poids spécifique dans la nation, de la modernité de leurs moyens d'intervention et de l'intégration de la norme par les citoyens. À vouloir substituer à l'origine politique du pouvoir judiciaire un pouvoir corporatiste, les juges se suicident comme ils l'ont déjà fait sous l'Ancien Régime.
À vouloir se crisper sur des moyens de procédures archaïques, la magistrature prépare demain la haine du juge. À ne pas donner à une époque nouvelle les moyens réels du pouvoir aux juges, c'est-à-dire les ressources en hommes, de nombre et de qualité suffisants, des outils de travail procéduraux différents, des moyens financiers ou matériels accrus, on ruine la crédibilité de la justice.
La cacophonie actuelle tient au fait que ni le pouvoir politique, ni la plupart des juges n'ont encore accepté la politique à suivre pour accroître véritablement le pouvoir judiciaire. Les politiques parce que, là comme ailleurs, ils ne savent pas quoi dire ou s'ils le savent ils ont peur de le dire, et les juges parce qu'ils ont peur de l'entendre. Cette peur empêche les uns et les autres de penser. Il en résulte comme toujours dans ce cas la guerre ... dont on sait que l'effet nécessaire est de finalement produire des traités. Notre magistrature est dans un ghetto sans aucune régulation interne, sans cordon ombilical vis-à-vis du barreau, de l'administration, du monde économique et politique et même de l'université.
La seule institution judiciaire puissante dont la France a réussi à se doter est le Conseil d'État, parce que celui-ci a été créé un peu comme Eve, avec un morceau de côte extrait du corps de l'État. C'est parce que les gens du Conseil d'État sont les mêmes que ceux de l'appareil d'État qu'ils ont réussi à le réguler et de simples conseils se sont transformés en juges. C'est cette osmose qui a permis cette puissance, qui n'a rien à voir avec le miroir aux alouettes statutaire. Le Conseil d'État n'a même pas de statut législatif ! La vérité est que le pouvoir exécutif n'a pas peur du pouvoir judiciaire administratif, parce qu'il ne redoute pas de se faire tuer par lui.
Ce sont les mêmes d'un côté et de l'autre, et l'autre accepte la régulation de l'un parce qu'en définitive, il croit que c'est pour son bien. Le pouvoir judiciaire ne peut jamais être autre chose que du "même séparé".
Quand le pouvoir judiciaire aura compris cela, la dialectique qu'il entretient avec le pouvoir politique changera de nature et peut-être quittera l'imaginaire pour entrer sur une scène différente : celle de la réalité.
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