VAINCRE LA PUDEUR
L’exercice est difficile, c’est forcément une souffrance. Il ne s’agit pas de mettre à nu son corps, cette enveloppe qui après tout n’est qu’une parenthèse, dès qu’elle naît elle commence à mourir c’est une certitude, même les neurones véhicules de l’esprit se dégradent peu à peu.
Il s’agit de l’impudeur de son soi. De mettre à nu son cœur et son âme, on s’étonne souvent de voir un homme pleurer, une faiblesse, ou plutôt la beauté, la grandeur de voir couler les larmes, de voir l’émotion rougir la pâleur d’un visage, nos frères africains disent que les blancs sentent la mort.
Entendre la voix tremblante d’un homme mûr, dire je ne sais ni lire ni écrire, j’ai trois ans, les plus grands savants, les plus habiles orateurs, apparaissent soudain sous leur véritable humanité.
Il n’est plus là question d’être des nains s’agitant sur la pointe des pieds pour étaler ses connaissances, son savoir en couches épaisses. Les connaissances n’étant par ailleurs incompatibles avec la Connaissance, mais seulement un moyen d’accès. Il n’y a pas d’opposition entre le cœur et la raison, pourvu que l’on pratique l’humilité, on peut effleurer la sagesse de la Connaissance.
L’avoir, le savoir n’est pas n’est pas non plus incompatible avec l’être, pourvu qu’il ne soit pas un baume de massage pour nos chevilles qui enflent trop souvent.
Je ne suis pas venu en loge pour entendre les cymbales des connaissances de mes frères même si elles sont plaisantes à mes oreilles, elles ne résonnent pas dans mon cœur. Je suis venu pour entendre leurs enthousiasmes, leurs joies, leurs bonheurs, pour les écouter eux.
Il y a peu de lieux dans notre société, où l’on peut donner le meilleur de soi-même, ce que l’on a dans le cœur et à cœur, ces lieux sont sacrés. Dans ces lieux on se relie à l’autre et aux autres, on appelle cela communion ou égrégore. L’on se dépouille, l’on partage sans pudeur jusqu’à l’intime, rien ne vient opacifier l’intangible, l’intransigeante vérité du soi.
Cette initiation individuelle et collective n’a qu’un but l’élucidation du mystère de son soi, la découverte, la mise à nu de son être intérieur. Retrouver l’homme véritable enfoui, caché, retrouver la source de sa naissance, la première lumière.
C’est peut-être parce que je n’ai pas pu voir le sourire de mon père au-dessus de mon berceau, il est parti pour le grand voyage quelques jours avant que je pousse mes premiers cris. C’est peut-être parce que fils unique, j’ai tout cherché des frères chez les éclaireurs de France. Ces frères que j’ai trouvé quarante ans plus tard dans ma loge mère. En fait j’ai toujours cherché l’autre, les autres.
J’avais dès la naissance cette béance à combler, cette famine de l’autre. Comment remplacer un père ?
Comment consolider cette fracture ouverte, si non en se rapprochant des autres, sortir du brouillard et du froid et trouver le feu de la chaleur qui régénère. La vie n’est pas toujours dès la naissance un cadeau, il faut creuser, faire son trou, son soi, la force est à l’intérieur. L’eau ne coule pas toujours de source, il faut parfois descendre au fond du puits, il faut passer bien des ponts, pour voir un jour descendre la lumière en soi.
Etre capable aussi de faire des retours, récrire, reprendre, réparer, retoucher sans cesse, les mots qui effacent les maux.
Peut-être faut-il tout effacer, Maître Eckhart à écrit :
« Seule la main qui efface peut écrire la chose vraie. »
J’ai peut-être voulu dans la solitude de la grotte, du cabinet de réflexion ou je suis rentré tel quel, voulu commencer ma métamorphose inconsciente, écrire sur la feuille blanche l’ultime palimpseste, celui de la nouvelle vie, faite de décantations, de purifications successives à la recherche folle de l’or originel, de l’or pur fin, durable rêve de l’alchimiste.
Comprendre qu’il faut renoncer à la pudeur, quitter les souffrances qu’engendrent les peaux mortes, les pelures inutiles, faire le travail de deuil de son passé. Jusqu’au vide, la dénudation qui prépare la venue de la seconde naissance que confère l’initiation ; ce chemin ce passage d’un lieu à un autre « cette transcendance » (*) vers la plénitude, qui impose de se mettre à nu de faire tomber le bandeau, puis le masque pour se voir réellement dans le miroir.
Jean-François Guerry.
(*) Transcendance : Doit être compris dans le sens de au-dessus, de hors du monde, mais sans vanité quelconque. C’est franchir, passer d’un lieu à un autre.