DE L’ESTIME DE SOI MÈNE À L’ESTIME DES AUTRES
Pour se construire, il faut se connaître s’estimer avec ses parts de lumières et ses parts d’ombre. S’estimer, se peser, s’éprouver c’est la voie pour une vie bonne pour soi-même et pour autrui. C’est tailler sa pierre, la polir la mettre en rapport avec sa destination l’insérer dans une société aux institutions justes. Donc promouvoir la justice, est un devoir.
Faut-il agir dans le monde avec des raisons bien établies, en quelque sorte hiérarchiser ses actions ? Ou au contraire donner pour donner. Notre société de l’immédiateté laisse peu de place à la justesse de nos jugements, elle privilégie les relations courtes, on zappe, on jette, on change, on oublie, on passe à autre chose. L’amitié se réduit aux réseaux sociaux, la fraternité à des moments de solidarité, pas d’amour inconditionnel. Paul Ricœur pense que nos relations avec autrui sont soumises à la réciprocité, rien ne serait gratuit ? On donnerait pour recevoir. Emmanuel Levinas croit lui au don inconditionnel. Ce n’est pas si simple ! Kant introduit la notion de devoir envers l’autre : « Agis toujours de telles façons que tu traites l’humanité aussi bien que ta personne que dans celle de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais comme un moyen », par pure raison.
Le respect de l’autre dans son humanité, s’oppose souvent à la spontanéité des relations humaines, savoir s’exercer à la lenteur de la sagesse pure est un exercice spirituel, une ascèse spirituelle. C’est prendre conscience de la complexité des situations donc que toute nos décisions, nos jugements doivent se soumettre au temps et à l’espace.
L’initiation maçonnique, doit nous permettre de parvenir à l’héxis aristotélicienne cet habitus spirituelle ou éthique du bien, du beau, du bon, du vrai qui caractérise la vie réelle, à ne pas confondre avec l’habitus corporel qui vise à soigner simplement son apparence, par exemple sa démarche et ses attitudes jusqu’à l’arrogance des princes, une sorte de Césarisation aurait dit Marc Aurèle, en clair soigner le paraître au détriment de l’être. C’est travailler sur son être intérieur, par des exercices pratiques, lui permettant d’atteindre une éthique, cette éthique si proche de la morale, mais dont elle est une forme aristocratique dans le sens de plus élevée. Une éthique fondamentale, présente chez Aristote à l’inverse de Kant qui considère l’éthique comme un devoir.
Il est à mon sens intéressant de rapprocher la conception de la morale et de l’éthique chez Paul Ricœur avec l’initiation maçonnique, dans le sens de la construction d’une morale, qui impose la pratique des vertus (petits v), comme potentialité d’accès à la Vertu. (grand V). La théorie de Ricœur en résumé, il voit dans la morale le respect de normes et dans l’éthique, deux éthiques une antérieure et une autre postérieure à la morale : « Montrer comment nous avons besoin d’un concept ainsi clivé, dispersé de l’éthique, l’éthique antérieure pointant vers l’enracinement des normes dans la vie, et dans le désir, l’éthique postérieure visant à insérer les normes dans des situations concrètes. » La réalisation de ce triangle conduisant à l’autonomie du sujet, la réalisation de sa capacité de jugement, la mise au jour de sa potentialité de perfectionnement menant à l’estime de soi, non pas seulement pour soi, mais par respect des autres, pour les autres. C’est la défense de la justice et de la dignité humaine.
C’est là qu’intervient la praxis de l’héxis, l’exercice du bien, la pratique des vertus par préférence aux vices. La construction d’une éthique qui aboutit au bien vivre, à la vie bonne et qui donne du sens à la vie. On discerne la sagesse pratique dans le Soi-même comme un autre de Ricœur. La pratique maçonnique est propice à la régularité morale par la lenteur initiatique, le maintien de soi à travers le temps, la conservation de son identité morale nommée par Ricœur ipséité, différente de l’identité physique nommée mêmeté.
La connaissance et le respect de soi-même comme autrui nous oblige à être à la fois sujet et législateur dans la société (cela se traduit par les comités d’éthique). Le Franc-maçon qui a appris la maîtrise de ses passions exercé sa faculté de jugement devient naturellement un défenseur de la justice et de la morale, pour lui-même et les autres ; mais cela n’est possible que dans le cadre d’institutions justes, d’état de droit, c’est pour quoi dans l’honneur il fait allégeance aux lois et institutions de son pays et défend toujours l’état de droit. Cet état qui n’est altéré que par l’état de guerre qui abolit la morale, ou encore les dictatures et tous les extrémismes qu’ils soient politiques ou religieux.
Le dialogue est un exercice spirituel fondamental hérité de Socrate, mais aussi d’Aristote dans ses éthiques à Nicomaque et Eudème, qui ne sont rien d’autre qu’un va et vient entre la Vertu et les vertus, avec la prise de conscience que toutes les vertus partagent ensemble la médiété, qu’elles reçoivent leurs substances, ne se nourrissent que dans la pratique et non la théorie, seul moyen d’éviter la naissance de la vanité. En Grèce, on trouvait les amis de la sagesse dans les gymnases plus que dans skolés, c’est-à-dire à l’exercice, comme on trouve les Francs-maçons à l’œuvre dans leur loge lieu propice au partage. Plus Sénèque écrivait à son ami Lucilius, plus il l’inclinait à la pratique des vertus, plus il changeait lui disant ainsi : « Je le sens mon cher Lucilius non seulement je me corrige, mais je deviens autres. »
La difficulté est double d’abord de passer de la norme, de la Vertu à la pratique des vertus et à leur exercice ; mais aussi de se construire une éthique en permanence. Seule la fraternité semble être capable de résoudre ce problème, la justice doit s’associer en permanence à l’amour de l’autre, du proche mais surtout du lointain.
En résumé nous passons du désir du bien moral éthique antérieure, au bien moral la norme fondamentale, à la praxis l’éthique postérieure l’application. C’est d’abord le désir de l’Un juste et bon, puis l’approche de la Connaissance de l’Un de sa contemplation, et enfin la praxis postérieure adaptée à la singularité des situations.
Jean-François Guerry.
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