Que nous reste-t-il des Lumières ? En quoi les questions qu’elles ont posées nous regardent-elles encore ? Ces interrogations reviennent souvent, mais les réponses qu’on y apporte sont souvent assez convenues. Elles sont pourtant essentielles, explique A. Lilti, et méritent la plus grande rigueur.
LE RISQUE DE COUPURES – Part -II-
Selon Antoine Lilti l’historien titulaire de la chaire ‘Histoire des Lumières du XVIIIème au XXIème siècles au Collège de France’, comme nous l’avons vu hier dans le premier article ; non seulement nous ne sommes pas en occident les seuls héritiers des Lumières, mais ces Lumières sont nées simultanément en Europe et au-dehors de celle-ci. Il cite les révolutionnaires sud-américains des XVIIIème et XIXème siècles, qui lisaient le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, du Rio de la Plata entre Argentine et Uruguay, jusqu’au Venezuela. Ce Contrat social fût donc la source qui irrigua une grande partie de l’Amérique du Sud avec ses valeurs : égalité, liberté et volonté du peuple. Antoine Lilti cite également les réformateurs persans et ottomans ainsi que les intellectuels éclairés du Japon qui avaient ébauché dès le XVIIIème siècle une critique du néoconfucianisme, des rites et des traditions. Faut-il en conclure sans nuances que les Lumières furent le moteur de la coupure ou des coupures avec les traditions, les rites, les religions ? Antoine Lilti propose une lecture plus nuancée il parle d’hybridation avec les traditions locales, assortie d’une prise en compte des minorités intellectuelles plus réceptives aux Lumières. Il souligne donc, plutôt qu’un universalisme des Lumières, une universalisation de celles-ci. Plutôt que l’universalisme qui suggère en creux une forme d’arrogance de l’Europe qui voudrait assimiler le reste du monde à ses Lumières. À une sorte d’injonction à une conformité qui de fait serait une négation même de l’esprit des Lumières et de sa devise Kantienne sapere aude. L’on ressent parfois dans les discours emphatiques de tous nos dirigeants cette orgueilleuse arrogance, cette verticalité suffisante. Ils revendiquent un droit de propriété intellectuelle sur la vérité et l’esprit des Lumières, c’est une réflexion toute personnelle. Cette attitude dominatrice, ouvre la porte aux antis tout, anti colonialistes perpétuels, wokistes et nourri les intégrismes.
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J’ai retenu cette réflexion pertinente d’Antoine Lilti illustrant par préférence à cette revendication verticale des lumières, un universalisme latéral, évoqué par Merleau-Ponty dans un texte dédié à Lévi-Strauss. Il cite donc à propos de cet universalisme, auquel on accède par : « L’incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi », ou encore il cite aussi Souleymane Bachir Diagne : « Par l’inscription du pluriel du monde sur un horizon commun. »
Personnellement cela m’inspire une forme de responsabilité de l’autre, de respect de la dignité de l’autre, de sa spécificité en clair une obligation un devoir de fraternité. Ce qui immanquablement nous ramène aux valeurs fondamentales de la Franc-maçonnerie spéculative universelle.
L’universalisation mise en avant par Lilti à propos des Lumières, ne revendique pas une position d’autorité qui serait l’universalisme, mais la faculté de faire progresser des valeurs universelles dans un contexte historique tenant des particularités différentes dans l’espace. Regarder, s’inspirer des Lumières serait alors regarder dans la même direction de ses valeurs morales avec nos différences culturelles.
Dans la fin de sa réflexion Lilti, met en Lumière la compatibilité de la liberté de philosopher, de l’usage critique de la raison, mais sans s’opposer radicalement aux religions révélées. Il prend pour exemple les pensées de Maïmonide et d’Al-Faradi, ainsi se juxtaposent Foi et Raison, sans opposition aux Lumières. L’homme éclairé est en capacité de ne pas se soumettre à des dogmes qui lui seraient imposés ; mais il est aussi capable de comprendre et connaître les mythes et les légendes avec leurs héros emblématiques, les symboles qui incarnent des valeurs morales universelles. Antoine Lilti, a démontré que l’héritage des Lumières peut être revendiqués hors de France, hors de l’Europe, il a aussi démontré les ambivalences des Lumières dans notre modernité.
Je retiendrais la consanguinité entre Lumières, l’esprit des Lumières et la Franc-maçonnerie spéculative, et un but commun l’émancipation de l’homme par le savoir pour lutter contre l’ignorance source de tous les intégrismes.
Antoine Lilti conclu que l’Europe des Lumières n’est pas réfutée, mais elle devient l’objet d’une approche comparative plutôt qu’une pétition de principe. Je dirais que nous pouvons trouver dans ces ambivalences une forme d’unité harmonieuse réalisable avec le ciment de la fraternité.
Jean-François Guerry.
SOURCE : Antoine Lilti. Le journal Le Monde du samedi 10/12/2022 – Rubrique Idées Article : Pluraliser les Lumières est la condition même de leur universalisation.
Auteur de deux ouvrages qui l’ont déjà fait connaître comme un historien majeur de sa génération (Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Fayard, 2005 et Figures publiques. L’invention de la célébrité, Fayard, 2014), Antoine Lilti offre, avec L’héritage des Lumières, un livre de maturité. L’aisance de l’écriture, fluide, rigoureuse, contribue à entraîner le lecteur dans une investigation passionnante. Si on est parfois arrêté dans la lecture, c’est que la richesse des analyses donne à penser, invite à faire pour son propre compte le bilan de ce que le livre apporte, des lumières nouvelles qu’il jette sur des questions qui sont les nôtres. L’ouvrage se compose de trois parties dont l’objet est à chaque fois bien identifié : « Universalisme », « Modernité », « Politique ». Assumant d’emblée une forme d’« anachronisme » qui faisait déjà l’un des intérêts de son livre sur l’invention de la célébrité telle que nous la connaissons aujourd’hui, celle des personnalités « connues pour être connues », A. Lilti aborde chacune de ces thématiques en se demandant de quelle façon les questions qui « nous regardent » (formule de Voltaire utilisée pour donner son titre à l’introduction) peuvent être mieux comprises en y voyant une forme ou une autre d’héritage des Lumières. Parmi les questions qui « nous regardent », A. Lilti évoque les attentats islamistes, la préoccupation environnementaliste, la globalisation, l’élection de Donald Trump ou encore le « Discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy. La ligne directrice du livre est là : puisque, face à un certain épuisement ou aux dangers des idéologies politiques radicales et face à l’effrayante montée des fanatismes et de l’irrationalisme, notre réflexe est de nous réclamer des Lumières, faisons-le en connaissance de cause et non sur un mode incantatoire.
Les Lumières sont devenues notre Grand Siècle, mais c’est au prix d’une « vision aseptisée, édifiante » (p. 383), de leur réduction à des slogans et à quelques formules apocryphes (« je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire », « On n’enferme pas Voltaire »). Comme le remarque justement l’auteur, « nul ne songerait à se battre pour la Renaissance, pour le Romantisme ou pour la Belle Époque » (p. 15). On pourrait en dire autant du miracle grec ou du XVIIe siècle. Or, comme la Renaissance, ce sont là des périodes qui, au moins autant que le XVIIIe siècle, ont fait de la rationalité et d’une aspiration à l’universalité leur grande affaire. Pourquoi ce privilège accordé au XVIIIe siècle ? Ne devons-nous pas nous donner les moyens, pour reprendre une formule de Foucault, d’échapper au « chantage des Lumières » (p. 73) ? Afin de ne pas les réduire à un « crédo moderne » (p. 383), il faut accepter l’« inconfort » d’une conception paradoxalement « claire-obscure » des Lumières (p. 158).
Cela suppose de (re)partir à la découverte d’un immense corpus de faits, de textes, de méta-textes. A. Lilti, qui avait déjà travaillé sur ce siècle pour ses deux précédents ouvrages, n’a pas ménagé ses efforts. Comme les explorateurs (Bougainville, Cook) qu’il évoque longuement et qui ont marqué leur époque, il revient lesté d’un impressionnant savoir – on apprend beaucoup en le lisant – et de la découverte d’un univers complexe, loin de toute vision simpliste et « monolithique ». Comment s’oriente-t-il pour ne pas s’y perdre ? Sa principale boussole est l’histoire, plus exactement l’historiographie. Comment faire l’histoire des Lumières ? Ce qui signifie parfois : comment connaître le propre d’une époque que l’on a, après-coup, nommée ainsi, en évitant aussi bien l’essentialisme naïf que le nominalisme relativiste (p. 19) ? De longs développements sur la méthodologie de la recherche documentaire (p. 207-212), sur le projet fondateur des Annales et les difficultés d’une « histoire globale » (p. 139-158), contribuent à répondre aux problèmes méthodologiques, sur certains desquels je reviendrai (les confrontations entre histoire sociale et histoire intellectuelle ou entre histoire des représentations, histoire des idées et histoire de la philosophie). On pourrait voir dans ces développements des apartés à destination des historiens. En réalité la centralité de la question historiographique est assumée et justifiée. La thèse centrale est en effet que les Lumières sont moins un corps de doctrines unifié que la production d’un « récit » historique, « le geste à la fois réflexif et narratif par lequel, dès le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs ont cherché à définir la nouveauté de leur époque » (p. 19). C’était déjà une des thèses majeures de Cassirer dans La philosophie des Lumières, dont un chapitre s’intitule « La conquête du monde historique » et, plus récemment, de B. Binoche
Ces questions, qui permettent de traiter avec justesse de l’ambiguïté du rapport à la figure du sauvage, thématique centrale des Lumières (p. 41-91), rejoignent également des problématiques contemporaines : ce que A. Lilti nomme le « défi post-colonial », lancé par des historiens non-européens ou non-occidentaux qui ont dénoncé l’usage impérialiste des idéaux des Lumières. La lecture et l’analyse fouillées des thèses de Voltaire, de Raynal, de Diderot, de Kant – et de l’évolution ou des hésitations de leurs pensées –, le récit de la libération d’Haïti et de sa signification symbolique, le retour sur la figure complexe de Toussaint Louverture, sont autant de moyens de donner à comprendre, sans trancher de façon péremptoire, la façon dont se nouent les enjeux politiques de ce qu’on appelle au XVIIIe siècle « l’histoire des mœurs ». On lit avec beaucoup d’intérêt sur ces points la restitution de débats contemporains qui ont opposés des historiens (Said, Chakrabarty, Mbembe, Muthu), mais aussi des anthropologues (Sahlins et Obeyesekere). Les arguments sont pesés et la thèse en définitive défendue est claire et convaincante : « on peut provincialiser l’Europe et universaliser les Lumières » (p. 57).
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