LES ARCHIVES DE L’ORDRE
Nous le savons, la loge maçonnique est composée de frères et structurée autour d’officiers. Les officiers forment avec le Vénérable Maître différents axes, à même de faire fonctionner ladite loge : par exemple avec les deux surveillants un axe pédagogique ; avec l’expert et le maître des cérémonies un axe rituel ; avec l’hospitalier un axe fraternel et humaniste. Il existe aussi un axe dont on parle moins, que l’on pourrait qualifier d’informationnel, celui constitué du Vénérable Maître, qui dirige donc les travaux, du frère secrétaire, qui trace les travaux, et du frère archiviste, qui dépose et conserve les travaux. On peut filer la métaphore informatique, en décrivant le secrétaire comme la mémoire vive de la loge, tournée vers le mouvement et la dynamique, qui est une mémoire de transit, temporaire ; et l’archiviste comme la mémoire appelée à tort mémoire morte en informatique, mémoire non volatile qui stocke les instructions de manière permanente et contient des données qui peuvent être lues mais pas modifiées. On peut filer une autre métaphore, hydrologique celle-là, où les archives seraient assimilables à ce qu’on appelle les nappes inertielles, de cette eau très profonde lentement mobilisable, mais également insensiblement constituée au cours du temps. C’est vrai que l’on parle très peu de cette mémoire particulière que constitue les archives, qu’on associe péjorativement dans l’imaginaire collectif à un endroit glauque, une pièce borgne et souterraine, où opère un agent en mal de rédemption. Il s’agit là d’un biais d’attribution, par lequel les archives seraient porteuses d’une forme d’ennui, de banalité et de « sombritude », discréditées à l’heure de cette violence ordinaire que constitue le relativisme de l’immédiateté et de l’éphémère.
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La franc-maçonnerie, art initiatique par excellence, devrait se sentir protégée de ce biais, elle ne l’est pourtant que partiellement, renvoyant souvent l’archive à sa condition poussiéreuse, n’accordant au mieux qu’une indifférence polie à son égard. Les archives sont pourtant fondamentales, en particulier dans l’esprit maçonnique : celui-ci est naturellement porté par l’élan spirituel, la circulation de la parole et la mise en avant d’actes très ostensibles comme l’oralité du verbe, la déambulation et la triangulation du débat. L’art initiatique étant holistique, il convient ainsi de « contrebalancer », et de compléter l’Esprit du verbe, léger et volatil, par cette Lettre que représente l’archive, qui est par essence régulatrice, modératrice et pondératrice, car insensible à l’esprit du temps. L’archive est nécessaire, d’abord parce qu’à la façon dont le Talmud cumule à l’infini les commentaires de la Torah, il s’agit de rendre la franc-maçonnerie à son histoire. Mais la mentalité juive est que rien ne doit se perdre ; la mentalité maçonnique, qui n’est pas une confession, ne réclame pas cette contrainte, c’est pourquoi elle passe par l’étape indispensable du tracé du secrétaire qui, au-delà d’évoquer à la loge le contenu et le climat de la tenue précédente, ne conservera que le fonds, la forme ne répondant qu’au style particulier du secrétaire : c’est pour cette raison que des modifications du tracé ne peuvent être faites que sur la forme et non sur le fond: cette exigence inscrira encore plus dans le marbre un tracé qui aura été entériné ensuite par l’assemblée présente. Il s’agira ici, en validant le tracé, de l’enregistrer pour l’éternité. Ainsi, si un frère est tenté de relire un jour telle ou telle archive, il ne partira pas de zéro, mais bénéficiera inconsciemment des strates de connaissance fabriquées par ses prédécesseurs. Ces strates sont inscrites dans les archives, mais aussi de façon plus subjective et plus sélective, portées dans la mémoire des anciens. L’autre vertu de l’archivistique est de pondérer la parole, naturellement incisive, volatile, solaire, labile : ces caractéristiques ne sont pas des défauts, mais simplement les à-côtés inévitables de toute manifestation ouverte .L’archive recompose cette parole en lui appliquant un ordre nouveau, plus pérenne, somme toute très égalitaire quel que soit la teneur de ce qui y est produit : cet ordre nouveau sera foncièrement objectif , car rattaché à la provenance et à l’époque du document, et non à la personnalité du locuteur. Ce principe de provenance, général et moins exposé aux circonstances de l’instant permettra de respecter l'intégrité matérielle et intellectuelle de chaque archive. D’ailleurs le simple fait d’entasser les tracés dans un carton leur confère d’office une importance très égalitaire, très paritaire, gommant leur éventuel caractère discriminatoire, qui porterait éventuellement à polémique. En sédimentant les tracés comme les simples strates d’un ensemble plus global, nous ne verrons plus dans ces couches successives que les témoins transitoires d’une époque. Cet ordre général met donc sur un même plan, sans distinction d’importance supposée, l’ensemble des documents. Ainsi, quand un élément initiatique est archivé, c’est vrai qu’il perd de sa puissance initiatique du moment, mais il rejoint un fonds commun. Car le temps de l’archive est un temps long, structuré différemment du temps court, borné et jalonné de l’exercice maçonnique que nous pratiquons en loge.
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Le travail maçonnique est en effet soumis à la flèche du temps : C’est une des raisons pour lesquelles les travaux sont sacralisés, c’est-à-dire délimités dans le temps et dans l’espace. Si les travaux maçonniques nécessitent d’être ouverts et fermés, c’est que ce qui s’y déroule est en substance volatil : on ne sait pas d’avance ce qui va en être dit et conservé. Certains rituels maçonniques évoquent ce qu’on appelle « les archives de l’Ordre », qui seraient conservées dans un endroit mythique qu’on appelle Kilwining, région légendaire située en Ecosse. L’incertitude concernant la localisation de ces archives légendaires contribue symboliquement à leur transcendance et à les situer en amont de toute connaissance contemporaine. Ce caractère elliptique suffit donc à lui seul à qualifier ces archives, l’inconnu sur leur origine participant largement à leur caractère fondateur. D’ailleurs la loge légendaire considérée comme la plus ancienne au monde porte le titre distinctif Kilwining et le numéro zéro au matricule de la Grande Loge d’Écosse : ce nombre est très signifiant, il valide l’idée d’un principe créateur transcendant à toute interprétation. Le simple fait d’évoquer, dans un rituel « les archives de l’Ordre » témoigne de notre degré d’avancement, qui nous autorise à être capable de nous retourner sur ce qui nous a fondé. Ainsi, prendre conscience qu’il existe des archives signifie initiatiquement que nous avons suffisamment progressé pour être apte à visibiliser le passé. Lorsqu’un document, une description d’attitude ou d’action passent de la lumière à l’archive, ils changent de statut, c’est-à-dire qu’ils sont soumis à un arrangement, un ordre différent de ce qui régit la vie en temps réel. Le fait de citer les « archives de l’ordre » a aussi pour objet l’établissement de « ponts » entre les différents viatiques de la Connaissance, viatiques que sont la symbolique, l’égrégore, l’exemplarité, l’exposition, la circulation verbale, la construction hiérarchique, et d’une façon générale tout ce qui donne sa coloration aux planches .Tout ce foisonnement se résoudra ensuite en un pont ultime, celui établi entre le tracé, solaire, du secrétaire, et l’archive, lunaire, de l’archiviste bibliothécaire. La qualification de « bibliothécaire » associée à celle d’archiviste n’est pas anodine, car le but premier de l’archive est d’être possiblement exhumée afin de nourrir la réflexion des contemporains : le bibliothécaire est celui qui est apte à établir des ponts entre la contemporanéité d’une idée, et son lignage, sa généalogie possible. En quoi l’importance des archives est-elle centrale dans l’idée maçonnique ? Eh bien déjà, elles ne se situent pas dans l’espace sacré de la loge, ce qui d’ailleurs serait rédhibitoire : l’être humain n’est pas, en effet, un pur esprit, et a besoin, tel l’ange de l’Apocalypse, de ses 2 jambes pour exister. Ap.10 : 2 : « Dans sa main, il tenait un petit livre ouvert. Il posa son pied droit sur la mer et le gauche sur la terre. » la mer, symbolisant ici les mouvements de l’Esprit viables uniquement dans un endroit sacralisé, et la terre portant l’empreinte archivistique, donc très matérielle desdits mouvements. Le tracé du secrétaire est donc à la fois une façon de conserver la teneur et les propos de l’ordre du jour, mais aussi d’effectuer naturellement un travail de filtre, de tamis, ne conservant que ce qui lui semble important. Car une archive se doit, pour être pérenne, d’être calibrée dans le temps et dans l’espace. Le respect des fonds impose de les classer et de les inventorier sans perdre de vue leur lien organique avec l'entité qui les a produites.
Ce critère est très important en franc-maçonnerie, car il permet de s’abstraire d’une « culture du moment », d’une « orthodoxie » fatalement temporaire, cela permet de conserver au maximum l’objectivité de ce qui est archivé, et donc de lutter contre tout fait contemporain qui tend par essence à reconsidérer le passé à l’aune du moment présent. Les archives sont cumulatives : elles s’ajoutent et ne se remplacent pas ; elles ne cèdent donc pas à l’air du temps, et, une fois archivés, chaque valeur et document a la même importance. C’est fondamental dans le souci que peut avoir l’initiatique de ne pas privilégier une époque, ou, un courant particulier. L’archive suprême est celle de l’Orient Èternel, où les frères partis occupent une place irréfragable, déterminée souvent par la date de leur disparition ; chaque nom en vaut un autre. Le mot archive renvoie à différentes étymologies possibles , mais fondamentalement l’arche est entendue comme une boite, un coffre, un contenant, où sont déposées des choses : c’est par exemple le dépôt comptable des animaux de l’Arche de Noé, où celui des lois mosaïques gravées sur les 2 tables de la Loi contenues dans l’Arche d’Alliance: l’Arche sous-entend l’endroit d’un dépôt, dont le contenu est nommé et énuméré, à la façon dont l’Ancien Testament nomme et énumère les faits et les personnages pour ne rien en oublier. L’Ancien Testament procède périodiquement à l’énumération fastidieuse des lignages généalogiques de tels ou tels patriarches, avec l’objectif avoué de n’oublier personne. Ce dénombrement biblique, qu’on appelle recensement, est une sorte d’archive horizontale, comme celle qu’ordonna le Roi David à son général Joab. Mais le recensement, qui puise dans la contemporanéité a, tout comme la tenue maçonnique, un caractère majeur et sacré, avec lequel il ne faut pas jouer. David s’en mordit les doigts, et il dut subir une punition divine, car privilégiant, du point de vue de Dieu, plus l’aspect quantitatif que qualitatif de l’humain. Le recensement ne pouvant, du point de vue de l’Ancien Testament, n’être prescrit que par Dieu. L’archive permet donc de déposer, de conserver, et éventuellement de commémorer ce qui a été classifié : commémorer signifie « rappeler le souvenir ». Rappeler sous-entend de ramener à la surface quelque chose qui a été enterré, mis de côté, mais en aucun cas oublié : ce qui est archivé n’est jamais perdu, mais simplement placé à un endroit d’où il peut revenir périodiquement, avant d’être de nouveau archivé. Les archives, sont donc, au sens large, des jalons et des passages, commémorateurs car posés à travers l’histoire par des mythes fondateurs. Commémorateurs aussi car la légende de nos grades conditionne, comme dans tout mythe, le fait que tout est présent dès le départ, et que l’initié s’ouvre à la connaissance de faits qui ne peuvent être qu’antérieurs, dans la mesure où tout, dans un mythe, est déjà inscrit dans notre patrimoine mémoriel.Lorsque les alchimistes parlent de « fixer le volatil », les archives sont de ce tonneau, elles constituent une banque de faits et gestes moins soumises que la transmission aux velléités particulières de l’être humain. La tradition consiste donc en un savant mélange entre la transmission, qui en constitue le bras armé, l’élément mobile, et les archives, sorte de condensat intemporel inscrit dans la masse. C’est pourquoi toute évaluation a posteriori de l’art initiatique doit s’établir à partir d’un exercice mêlant archives et transmission.
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Lorsqu’on évoque la Tradition, nous avons coutume de nous référer à l’étymologie, et d’y voir un flux d’informations qui a su transcender les époques, et nous apporter des valeurs « intemporelles », immuables et indémodables. En fait, il en est de la Tradition, comme du reste, c’est-à-dire que le temps fait toujours son œuvre et bâtit sa réalité du moment sur un terreau qui a subi les injures du temps. C’est pourquoi la Tradition est quelque chose de beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. La Tradition peut être entendue comme un trait d’union entre passé et présent, là où l’archive représente en elle-même la continuité. L’archive conservera son caractère autonome, indépendant, là où l’élément de tradition se verra immanquablement modelé a posteriori par celui qui le reçoit. C’est pourquoi la tradition prête souvent à discussion, car il y a finalement autant de traditions qu’il y a d’individus différents pour la recevoir et l’épouser. Le souvenir est darwinien, il subit les affres de cette sélection naturelle qu’est l’évolution des idées et des principes de la société dans laquelle il exerce ses prérogatives. La transmission n’est donc pas suffisante pour exprimer à elle seule la teneur d’un souvenir : la transmission est une dynamique sélective qui, comme telle, emmène dans son sillage des pensées et des actions, qui ont le plus grand mal à conserver dans le temps leur intégrité, et c’est normal : la sélection impose une violence qui est à l’aune de sa nécessité : pour survivre, seuls les principes les plus ancrés demeureront accrochés à cette orthodoxie mouvante. Avec un brin d’ironie, nous voyons bien là que la Tradition est quelque chose de trop sérieux pour être mise entre les mains exclusives de la transmission. La transmission est émaillée des imperfections et des caractéristiques de celui qui donne, mais aussi au miroir déformant que de celui qui reçoit. C’est pourquoi la Tradition ne peut uniquement s’appuyer sur cette transmission, des archives lui sont nécessaires. L’être humain est en effet fragile, dans sa constitution, mais aussi dans ce qu’il crée, pense ou subit : les archives apportent leur pondération, à savoir qu’elles régulent la pensée traditionnelle, et en même temps, elles constituent une référence universelle.
Thierry Didier.
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