ce moment, 2 choix possibles : ou bien l’adversaire fait amende honorable, et admet d’y voir sa propre distorsion : ce cas de figure ne se produit jamais, car cela signifierait que le suppliciateur présente une valeur morale équivalente au supplicié, et dans ce cas, la candeur ne serait pas perçue comme une invite au crime. Ou bien l’adversaire cherche, par frustration, à détruire ce reproche vivant posé devant ses yeux, qui le renvoie par effet-miroir à une carence de l’estime de lui-même, carence produite par le décalage entre la représentation d’une idée, d’un concept, d’une valeur, et la possibilité de l’objectiver. C’est ce que Freud qualifiait du terme de névrose, forme d’écart entre l’aspiration d’une chose et son objectivation, syndrome présent chez tout individu, mais à des degrés variables. La constitution de la licorne rappelle aussi celle d’une chimère, de sa capacité, par sa disparité structurelle, à échapper au jugement normatif, au regard orthodoxe, mais aussi à l’incitation morbide qu’a l’humain de séquestrer ce qu’il ne peut pas, par faiblesse, posséder. Son échappement consubstantiel, sa volonté vitale de fuir ne faisant qu’attiser la fureur destructrice de ses contempteurs.
Quelque part la chimère est l’expression de l’incapacité de l’observateur à comprendre le mécanisme que l’on met devant ses yeux : il empile les images, les significations, les indices selon un ordre qu’il ne perçoit que comme chaotique, dysharmonieux, sorte de cacophonie sensitive et de dissonance visuelle. La chimère, composite, échappe donc à l’harmonie. Originellement, la chimère, emprunté au latin chimaera désigne une jeune chèvre âgée d’un an à sa 1ère mise bas : déjà à ce niveau se manifeste un 1er télescopage, celui d’une certaine nubilité, et concomitamment de la perpétuation organique de la vie. J’oserais un sens complémentaire, celui de la racine grecque khimaira, et de khiasmos, d’où dérive khiazein, « entrecroiser » où est mis en exergue la lettre grecque khi, χ ou Χ, évoquant le croisement des formes et des destinations (comme, en physiologie, avec le chiasma optique), caractérisant aussi l’aspect hétérodoxe de l’anatomie de la chimère. L’image de la chimère apparait aussi dans le psychisme humain, lorsqu’il s’agira pour l’initié , de l’intégrer dans un schéma rédempteur : ce sera le cas au 24ème degré du REAA, grade de Prince du Tabernacle, initié dont la vision éclairée, aboutie, complexe présentera une dynamique générale matérialisée sous forme d’une triple déambulation : 6+1 pas vers l’avant, centrifuge (approche symbolique), puis 6+1 pas vers l’arrière, centripète (le ressac, le retour de flamme) enfin de nouveau 6+1 pas vers l’avant , centrifuge (l’amalgame) faisant office de structuration nouvelle par l’assemblage collecté d’éléments et de vécu personnel. La dynamique qui vient d’être décrite n’est autre que celle qui permet de comprendre en quoi le symbolisme façonne le franc-maçon. En effet, le symbolisme peut être défini comme un lien d’abord centrifuge : on définit par exemple à partir de l’image d’une pierre brute, par transposition, sa propre pierre brute. La première des 3 ambulations est donc celle de la projection symbolique, où nous jetons notre dévolu sur un support chargé de sens : c’est ce que le rituel appelle au 24e degré la première perspective, éclairée et structurée, portant l’attrait de la nouveauté, mais qui est aussi un rappel aux fondements de notre ordre, colonnes et pavé mosaïque .Mais le travail ne s’arrête pas là, car, à la façon du ressac de la vague contre une falaise, l’exposition de l’initié à aller de l’avant le condamne simultanément à s’ouvrir, à s’exposer.
Dit autrement, ce lien centrifuge de la 1ère ambulation ouvre concomitamment une voie centripète, celle de la 2ème ambulation, qui est celle d’une recherche en soi : nous retrouvons là le caractère introspectif du REAA. Ce transfert ouvre simultanément un canal à l’intérieur de nous-mêmes, à la façon d’un ressac où se mêlent notre orthodoxie de pensée, et la nouveauté née de l’interprétation symbolique. Cette orthodoxie n’a pas l’habitude d’être malmenée, car rien ne nous pousse à aller naturellement vers l’épreuve ou la douleur. Et donc ce reflux, symbolisé par la marche arrière de 6+1 pas, sera nécessairement désagréable, parce qu’elle sera une façon d’actualiser ce qui transforme profondément, et qui est, par principe, difficile à admettre. Le rituel du 24èmedegré illustre magnifiquement ce bouleversement intime en citant l’image des « enfants incestueux de la chimère et du délire, les autels renversés, la licence de Salomon… », c’est-à-dire des tréfonds de notre personnalité, et des erreurs idolâtres, qui sont les produits visibles de cet amalgame compliqué. Ces faux prophètes et ces chimères proviennent, c’est important, du même terreau que les éléments éclairés de la 1re perspective.
Ils sont simplement, à l’image de Lucifer, transformé par leur chute, des « idoles » se sont glissées entre les colonnes, le pavé mosaïque n’est pas détruit mais recouvert, le chandelier est toujours là, mais il est éteint. La chimère, le délire, la licence seront d’autant plus dangereux qu’ils se lieront à l’ordinaire, au commun et à l’habituel pour y instiller le poison de leur chaos. Ils mêleront à l’intellectualité, à l’instinctif, un renversement des valeurs pour produire ces chimères, qui sont la transformation dévoyée de valeurs universelles. Cette reculade, même dans la violence et le malheur, ne fermera pas pour autant la porte à un réveil ultérieur, nous signifiant également que seul l’initié est responsable de ses affects, et que donc tout est toujours possible. Le 3ème lien, symbolisé par la 3ème ambulation, 6+1 pas de nouveau vers l’avant, relèvera de l’intégration réussie d’éléments a priori contradictoires : c’est à l’aune de ce mécanisme qu’un initié chevronné pourra alors considérer les chimères pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des signaux, des alertes, des occurrences à même d’être dépassés. Je le répète donc, la licorne est un avatar, ainsi fût-elle au Moyen Age symbole à la fois de pureté et de férocité, dans une époque où la religion et la vie quelquefois belliciste prédominait. Autant est-elle aujourd’hui, à l’ère de la bienséance, un objet d’adoration pour les plus jeunes et les moins jeunes, qui y voient l’expression onirique et ludique d’une forme de fantaisie, de douceur un peu mièvre adaptée à une prime enfance que l’on n’a pas forcément envie d’abandonner. Ce qu’il y a de subtil avec la licorne, c’est donc qu’elle est composite, mais pas suffisamment hétérogène pour que l’on puisse à bon compte la tenir à bonne distance intellectuelle et symbolique : elle apparait comme un désordre « acceptable » placé au sein d’un ordre plus général auquel il convient de se référer. Tout en elle évoque un composite, la blancheur de sa robe nous renvoie à une candeur qui est plus une force qu’une faiblesse : ne dit-on pas dans l’instruction du grade de Maître que le fond blanc du tablier des Maîtres évoque leur candeur. Cette candeur nous renvoie à l’innocence éprouvée aussi bien par Abel, que par le Chevalier Kadosch, au 30ème degré du REAA. L’échelle mystérieuse, sorte de colonne vertébrale du Chevalier Kadosch, porte parmi ses vertus celle dénommée en hébreu « Schor Laban », qui se traduit par « taureau ou bœuf blanc », et qui suggère, selon l’instruction du grade, la force de l’innocence.
Tout est dit : l’innocence de la licorne lui conférera une force qui ne se verra opposée aucune entrave dirimante. Au 30ème degré du REAA, cette force de l’innocence se trouvera intégrée entre Tsedakah, que d’aucuns angélisent comme la Charité, mais qui est plus subtilement interprétable comme la Justice miséricordieuse, forme de régulation empathique de l’Existence, et d’autre part Mothek, la douceur, qui n’est pas une posture, mais l’accomplissement naturel d’une force intérieure. La douceur de la licorne, à l’instar du sentiment d’humilité, représentera la conséquence visible d’une unité intérieure, d’une paix intrinsèque, morale et psychique, à l’opposé, bien sûr de ses détracteurs, bercés par les turpitudes de leur jalousie et de leur morgue. Cette ambivalence, chez la licorne, de férocité et de virginité, fait de son apparence générale la métonymie de cette corne unique blanche, dure, raide et droite, dont la conformation spiralée invite à une certaine forme de violence dans la pénétration, dont l’acutesse cause quelquefois le malheur de celle ou celui qui en possède les prérogatives.
L’acutesse de la corne nous renvoie étymologiquement à l’acuité de la réflexion, et donc à la violence de la Vérité, telle que la symbolise aussi, au 26ème degré du REAA, Écossais Trinitaire, la statue anthropomorphique du Palladium, c’est-à-dire de la déesse Athéna, qui, pour nous protéger, nous renvoie à l’image apaisante de l’homme ordinaire. De la même façon que les grands visionnaires du passé ne pouvaient « digérer » leurs visions brutales qu’avec la maturation imposée par le temps, la Vérité est trop brute et trop pure pour être saisie d’emblée. La Vérité n’est pas un nom, un lieu ou un dieu, la Vérité est un accès dont les modalités s’effondrent dès qu’elles sont transcendées. La puissance de la vision de la Vérité, comme celle de la licorne, va donc imposer à notre esprit des pare-feu oblitérant sinon le sens, du moins la violence de la manifestation. Le choix d'une statue féminine, massive, blanche, soufflant le chaud et le froid, se concevra dans son interprétation alchimique, où le féminin est assimilé au cuivre et à Venus, c'est à dire à des valeurs liées à la protection, à l'englobement matriciel, et à la garantie d'une forme de douceur enveloppante qui tranche avec le caractère violent et cuisant que peut quelquefois revêtir la Vérité, et que symbolisent la flamme léchant l’arrière du Palladium, Cette flamme évoque, par transposition symbolique la corne de la licorne, à la fois dangereuse, fendant l’air, possiblement contondante lorsqu’elle est en mouvement. L’unicorne de la licorne est du même acabit que cette flamme. La Vérité première qui est renvoyée à l’homme est ici l’homme lui-même, selon un processus qui reflète le mécanisme alchimique, qui veut que toute découverte soit d’abord consubstantielle à l’observateur. Cette voie est l’unique façon pour l’humain d’accéder à des valeurs ou des concepts qui semblent le dépasser : quand on tente d’appréhender un objet, quel qu’il soit, on ajuste sa substance à notre jugement critique et rationnel, avant d’espérer en cerner tout ou partie : c’est la même chose avec le Palladium, mais aussi finalement avec la licorne.
Dans notre vie commune, nous connaissons tous des licornes : leur puissance mêlée de fragilité sont objets de rétorsion, de confiscation morale et d’une violence gratuite qui sont à l’aune de la pauvreté morale et intellectuelle qui illustrent quelquefois nos semblables. Le monde initiatique n’est pas exempt de cette lie et de cette vilénie, c’est pourquoi il faut être particulièrement bien armé lorsque l’on rentre en franc-maçonnerie : armé aussi bien si l’on se sent licorne, auquel cas cet écart que l’on nomme résilience pourra s’avérer salvateur. Mais aussi d’avoir suffisamment de courage pour convoquer son audit propre, et ne pas jeter à la vindicte communautaire les esprits fragiles, car le bruit et la fureur n’ont jamais sauvé quiconque.
Thierry Didier.