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ar la transition n’a pas d’existence avérée au-delà de ces bornes. La pensée est donc faite essentiellement de seuils, qui, ne pouvant se regarder eux -mêmes, constituent le plus épais des mystères ontologiques. L’homme est binaire, mais cette dualité est mouvante, irriguée par d’incessants courants qui vont la consolider en la nourrissant de continuels va- et- vient d’un tenant jusqu’à l’autre : c’est ce qu’on appelle la pensée ternaire. Au-delà de leur contenu propre, ces tenants définissent par défaut l’inévitable seuil qui les connecte entre eux. Ces seuils n’existent que par la fragilité de l’homme à se projeter dans un endroit, puis dans un autre : le seuil sera donc l’expression physique d’un réarrangement permanent de notre constitution physique et mentale.
Face à un espace liminaire, notre pensée risque d’être mise en danger, réduite à une simple dynamique perçue, faute de mieux, comme un « vide habité », vétuste, usé, d’une fréquentation consommée, portant les traces visibles d’une occupation passée. L’archétype visuel d’un seuil est un long couloir défraichi, ou une grande pièce vide, une agora dépeuplée, contrainte dans ses dimensions, souvent distribuée en espaces réduits et cloisonnés, dont le sol moquetté ou parqueté est vieilli, délavé , usé par une foule oubliée, les murs jaunis par la chaleur et la moiteur, évoquant un lieu où le passage d’humains fut intense, et qui ne conserve de ce passé qu’une forme d’atmosphère fantasmagorique renforcée par un éclairage jaune, vacillant et blafard.
L’exemple le plus parlant , artistiquement parlant, pour moi, est celui de l’agencement intérieur des couloirs de l’hôtel du film « Shining », à la fois vétustes , humides, vieillis , labyrinthiques ,offrant un vide dérangeant, un silence épais , des couleurs « passées », des plinthes et des boiseries fatiguées , portant l’empreinte organique de la sueur et de la souillure du tissu plaqué au mur et où, la nature ayant horreur du vide, toute irrationnalité est facilement offerte au témoin, tel un couple de fantômes.
Finalement le liminaire, c’est-à-dire le seuil s’oppose à la manifestation avérée, c’est à dire au phénoménal, et donc à l’appréciation personnelle d’une réalité objective. Là où le phénomène est une confluence, un rendez-vous entre un sujet et un objet, le liminaire sera une divergence, un moratoire existentiel. Ce liminaire apparait angoissant parce qu’il est un peu l’arrière-plan de la réalité, son antichambre : il nous montre notre vide à quantifier la nature autrement que par la dualité. C’est l’entrechoquement de cette dualité qui crée le phénomène, et qui suggère donc, par sa discontinuité, un effet de seuil.
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Le souci , pour le profane, est que l’idée de passage se réfère à 2 tenants, dont l’un est connu, le passé, mais dont l’autre demeure inaccessible, le futur : le présent se dilate alors sous cet effet délétère, et vient projeter le passé sur un futur supposé. Cette compensation est loin d’être parfaite pour notre esprit puisqu’elle se contente de biais grossiers : elle se verra alors « guidée » et objectivée par des sentiments confus, des passions tristes, telles, la peur, la solitude ou la nostalgie. Tout comme la mélancolie, l’appréciation moderne de la nostalgie en minore la puissance, comme s’il s’agissait là d’un doux malaise. En fait la nostalgie est une algie, c’est-à-dire une souffrance, une douleur. La nostalgie sera l’occasion morbide d’occuper un espace-temps qui, pourtant, échappe au myste, puisqu’il n’est ni dans une phase de prémices, qu’il connut, et pas encore dans celle du résultat, par essence inconnue.
Or, la Cérémonie d’initiation au 1er degré est une suite de moments construits, ostensibles, statués, séparés par des moments de transition, dont le candidat va endosser la présence, en se voyant dénommé successivement impétrant, néophyte, récipiendaire, etc… On pourrait, si l’on se voulait forcer le trait, voir dans la cérémonie d’initiation une somme de seuils délimités, scandés par des textes, accentués par des postures et rythmés par des déambulations, épousant au mieux lesdits seuils afin de les rendre plus efficients et plus présents que jamais. Car un seuil n’est jamais aussi effectif que lorsqu’il est bordé, c’est-à-dire maitrisé par la raison et le prosaïsme, furent-ils symboliques.
Cette notion de seuil est un révélateur puissant de notre incapacité à conscientiser entièrement le réel, et à voir les impasses dans lesquelles s’engouffre ce qui peut nuire à notre équilibre vital. Je parle de réalité perturbante, car nous savons bien, ne serait-ce qu’inconsciemment, que nous ne vivons et ne ressentons qu’une faible part d’une réalité plus générale, plus universelle. Le texte du rituel permet de nous raccrocher provisoirement à une forme maitrisée de la vie. Mais dès qu’il faut avancer, une maitrise s’efface avant d’en retrouver une nouvelle, toute aussi partielle et transitoire. Entre les 2, ce sont les affres du néant, et nous n’avons rien trouvé de mieux que le seuil pour habiter un tant soit peu ce vide sidéral. Le seuil est en fait un curieux mélange de vide et de matière, d’où ce sentiment, je le répète, de mélancolie et de nostalgie fréquemment associé à cet évènement, et assimilable à une « philosophie de l’abrasion, de l’usure et de la corrosion ». Le rituel du 1er degré, en nommant les seuils, les actualise en permanence, les vidant de leur poison en les référant à la réalité bien tangible du fait et de l’action : le postulant, par exemple, qui succède au profane, chasse le vide en le remplissant d’intentions : le myste « postule », c’est-à-dire qu’il détermine une volonté positive dans laquelle la ligne de fuite trahit une occupation par le mouvement.
Ce à quoi va répondre le rituel, car c’est cela son rôle, en intentant une action « ad personam » vis-à-vis de ce turbulent postulant, celle des épreuves. En effet, comme signifié dans le rituel, dès la prise en charge par l’Expert du profane, celui -ci lui demande nommément et individuellement hors l’espace sacré s’il est toujours d’accord pour devenir postulant en lui bandant les yeux. Le vouvoiement et l’interpellation du VM et de l’expert sous le vocable de monsieur « un tel », seront de rigueur durant tous les seuils vécus par le candidat. Tant que le postulant n’a pas pénétré physiquement dans la loge, il n’est pas, symboliquement, pleinement identifié. D’où la frappe en profane, signalé par le couvreur puis le second surveillant, puis l’identification du profane Monsieur « un tel », qui conduit à lui établir son statut de postulant.
C’est l’état d’esprit du postulant qui le distingue de celui de candidat : le postulant est volontaire, il est dans une phase active, là où le candidat se présente comme « offert » à ses initiateurs. Il est passé, dans son esprit, de quelqu’un de soumis à la décision de ses pairs, à quelqu’un de demandeur, apte à effectuer des démarches afin de réclamer, de solliciter son admission selon un statut qui pour le moment, lui échappe. C’est le sens étymologique de postulare, « demander, souhaiter ». Nous sommes ici dans le domaine initiatique, et l’on peut difficilement concevoir le candidat postulant comme pouvant émettre a priori une revendication : il s’agit plus ici de considérer le changement de posture d’un homme dont les prétentions vont l’amener à se confronter à de futures épreuves, à l’aune de ses prétentions et de sa volonté farouche, par la rudesse du battement de la porte de la loge à laquelle il frappe violemment, par à la porte basse, par l’acutesse de la pointe de l’épée.
La cérémonie se « règle », si je puis dire, sur les spécificités du postulant : s’il émet une posture demandeuse, plus agressive, la cérémonie de l’initiation lui répondra en regard, par des épreuves d’une intensité comparable, suivant le principe des équilibres complémentaires. En fait, cette dynamique se reproduira plusieurs fois au cours de la cérémonie d’initiation : chaque fois que le VM prendra la parole afin d’acter une épreuve, de prononcer un texte ou un serment, de qualifier d’un statut nouveau le candidat, nous nous trouverons dans un espace liminaire, dont l’objectif premier, pour le rituel, sera de ne pas laisser le candidat se complaire dans cet univers transitoire ou de s’y trouver perdu. Se complaire car il ne faut pas négliger la propension que peut avoir un candidat à demeurer l’« éternel petit dernier », bien protégé derrière son statut de « victime supposée » : la franc-maçonnerie n’est pas une pouponnière, et le nouveau frère se devra, même sur la colonne du nord, d’assumer dès les 1ers instants une volonté d’autonomie mâtinée de respect. Le postulant rentré est soumis une nouvelle fois au questionnement, cette fois du VM, sur sa volonté à se présenter aux portes de la loge : à cette injonction au statut de postulant va succéder celui de récipiendaire. La « postulation » ( usité vers 1200), devient une demande, une supplication, une sollicitation qui nous ouvre au troisième temps défini au début, celui de la réincorporation, validée par le statut de récipiendaire, provenant de sa qualité à être reçu dans l’institution désignée. Ce mot dérive du latin (17ème siècle) recipiendus « qui doit être reçu ». Cette réception avalise le myste en lui conférant un statut qui est celui de la légitimité acquise. Là où le postulant était, lui, dans un mouvement de réclamation, le récipiendaire est lui dans un mouvement de reconnaissance. C’est cet entérinement qui le rendra apte et solide face à la solennité des principes fondamentaux du REAA, face aux perturbantes épreuves de la Coupe d’amertume, de la violence physique des 3 voyages élémentaires, et de la bouleversante prestation de serment.
Le récipiendaire est beaucoup plus mobile que le postulant : c’est son statut qui lui confère cette motilité. En tant que récepteur, la « surface » du récipiendaire, symbolique comme physique, s’est considérablement accrue : en effet, la durée et la déambulation importante de ce qui sera vécu par le récipiendaire sera conditionnée par lui-même, apte qu’il est maintenant à développer une aptitude, une capacité, une force tranquille lui permettant de recevoir sans chocs, sans heurts excessifs les vifs et âpres assauts des éléments alchimiques. La formule du serment par le VM déterminera le seuil entre l’encore récipiendaire, et le futur néophyte. Ce mot est issu par voie orale du latin classique sacramentum, symbolisant une forme de caution en cas d’irrégularité. Mais serment porte aussi, et c’est très important, le principe d’une action personnelle et volontaire, accentuant la singularité du myste, avec une visée, sinon religieuse, au moins initiatique par opposition au latin jusjurandum désignant un serment collectif.
Le candidat assermenté devient donc un néophyte, ce qui correspond, au 17ème siècle, au latin d’église neophytus « nouveau converti », dérivé de « nouvelle pousse » (phuein : « faire croitre », ou phuton, « ce qui pousse »). Nous sommes donc passés progressivement du verbe postuler, et son caractère centrifuge à celui de recevoir, et son caractère centripète. En somme, en ayant vécu successivement les 2 grands mouvements de la vie, ceux-ci vont se conjuguer en cette sorte de Rebis alchimique qu’est le néophyte, destiné à croitre et évoluer. Le néophyte possèdera alors, à son échelle, toutes les prérogatives lui permettant de « voir » symboliquement les frères par le retrait du bandeau : il voit le corps du parjuré, les épées, qui à la fois protégeront, mais pourront aussi le trucider s’il trahit.
Le terrain va reprendre ses droits : les ennemis possibles de la vie ordinaire sont fortement évoqués, le pardon nécessaire, la reconnaissance du prochain, par l’intégration dans la Chaine d’Union, et au bout du compte l’acceptation de soi-même (miroir) vont constituer les préalables nécessaires à jurer serment et être créé, constitué et reçu apprenti Franc maçon par le VM. Le myste devient un frère apprenti maçon, apte à recevoir l’instruction du 1er degré. Même si le rituel écrit le qualifie toujours de néophyte, l’entretien oral entre les officiers et le nouvel apprenti le qualifie maintenant de frère. La réincorporation prend alors la forme d’une légitimation : la destruction des enquêtes et du Testament Philosophique seront là pour prouver notre confiance à notre nouveau frère ; l’incorporation à la chaine d’union, l’accolade fraternelle, la transmission des mots de semestre, l’instruction du grade viendront également appuyer cette reconnaissance.
Thierry Didier.
FIN
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